Un vent glacial balayait la Camargue, faisant frissonner la surface des étangs, ployant les roseaux et tordant les bras tourmentés des tamaris. Seules quelques macreuses faisaient de la résistance. Déboulant du haut de Notre-Dame des Sablons, il tournoyait sur la place, narguant Saint Louis et balayait les dernières feuilles de platanes.
En raison de la pandémie, les fêtes d’octobre avaient été annulées, mais pour rien au monde, ils n’auraient manqué de célébrer l’Epiphanie. Sur la place déserte, « Le trident d’or » était fermé, mais une oreille attentive pouvait discerner des bruits de voix s’échappant de l’arrière salle, siège du club taurin. Les membres du club – hommes et femmes, car les femmes n’étaient pas moins passionnées - avaient pour l’occasion revêtu leurs plus beaux habits : pantalons (brayos) ou jupes en peau de taupe, gilet (courset) en velours, chemises Souleïado (publicité gratuite) et lavallière (régate), feutres noirs, bottes de cuir…
L'invité d'honneur était Amine, le jeune Dieu du crochet, qui la saison passée avait brillé dans les arènes d’Arles, de Chateaurenard, de Beaucaire et du Grau du Roi. Svelte, sa fine musculature roulant sous sa chemise à fleurs, il jetait un regard dominateur sur cette assistance qui, lors des courses, tantôt l’applaudissait, tantôt lui lançait des injures racistes. Car son parcours était singulier. Fils d’un père algérien, ouvrier agricole, qui, pendant la guerre d’indépendance, avait soutenu le FLN, il était né en France et vivait sa double culture comme un défi. La course camarguaise avait été pour lui, à la fois un moyen d’intégration et de démonstration de force et d’adresse, face à ceux qui lui déniait sa qualité de Français. Et il était devenu le meilleur, réalisant des rasets d’anthologie, enfermé dans les cornes effilées du taureau et, à la dernière seconde, s’envolant par-dessus la barrière en brandissant fièrement la cocarde arrachée au fauve. Par instant, son regard effleurait les innombrables portraits qui habillaient les murs de la salle. Christian Chômel et sa longue chevelure flottant au vent ; Robert Marchand, l’enfant d’Aigues-Mortes, à la folle témérité, dont les engueulades avec le public sont restées célèbres ; Patrick Castro d’Aigues-Vives et, dans des temps plus reculés, Manolo Falomir ou le divin Julien Rey de Beaucaire. Il avait conscience d’être devenu l’un des leurs, ce que ne lui pardonnaient pas les amis de Marine Le Pen dans cette ville où pourtant la Tour de Constance gardait le souvenir des inscriptions Paix en Algérie qui avaient fleuri dans les années cinquante.
En attendant l’heure de la dégustation de la fougasse arrosée de vin des Sables, des films anciens étaient projetés sur un drap suspendu au mur, qui faisaient revivre les arrivées tumultueuses débouchant de la Porte de la Marine, côté sud des remparts, dans un nuage de poussière et au milieu des cris de la foule, tandis que des voitures d’un âge vénérable, cabossées et peintes de mille couleurs, suivaient en pétaradant le galop des chevaux accompagnant les taureaux de la course du jour. Sous les rayons du soleil qui allumaient des étoiles jaillissant des pierres dorées des remparts, dans le plan, ceint de barrières en bois, se déroulait le combat de l’homme et de la bête, deux formes d’intelligence, sous le regard – tantôt admiratif, tantôt effrayé - des spectateurs entassés sur les « théâtres » tirés au sort et qui constituent un enchevêtrement invraisemblable de planches disjointes dont l’ensemble anarchique a un charme fou. Les hommes souvent sont blessés dans ces duels sans concession au cours desquels seul le taureaux a le droit de vie et de mort sur son adversaire, mais si on rend hommage à leur courage, il est rare qu’on les plaigne. Le taureau par contre est l’objet d’un véritable culte. Certains ont gravé leur nom dans l’histoire de la course camarguaise : Goya de la manade Laurent ; Le Clairon qui a sa statue à Beaucaire ou Le Sanglier inhumé au Cailar et dont la tombe est surmontée d’une stèle. Prolongement contemporain des anciennes coutumes païennes. Pont entre l’Orient et l’Occident. Amine.
Bernard DESCHAMPS
Dimanche de l’Epiphanie 2021