Les villes sont à l’image des êtres qui les habitent. Mais ne sommes-nous pas aussi un peu la résultante des lieux où nous vivons ? « Qui es-tu, toi ? » demande au narrateur un marginal au sortir de la gare Montparnasse. Cette interpellation va le poursuivre tout au long de sa déambulation dans les rues de Paris dont chaque pierre est imprégnée d’histoire. (Paris, Mille vies, Laurent Gaudé, Actes Sud, octobre 2020). Il se découvre alors lui-même en même temps qu’il redécouvre Sa ville. Tour à tour, joyeuse, triste, frondeuse, révolutionnaire, oublieuse aussi parfois et injuste, rarement soumise. Le Paris de François Villon. Le Paris de la Commune de 1871. Le Paris de Rimbaud l'incompris. Le Paris de Victor Hugo, des écrivains et des artistes. Le Paris du cimetière du Père Lachaise. Le Paris de la Résistance à l’occupant nazi. « Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! mais Paris libéré ».
Page 89. Prolongeant son récit, j’ai ajouté cette page à l’insu de l’auteur…
« Enfant, cramponné aux mains de sa mère et de son père, il franchissait avec un peu d’appréhension, l’espace, immense à ses yeux, de pierres luisantes de pluie du boulevard qui reliait Paris à Levallois-Perret. Leur domicile, rue Deguingand – du nom d’un as de l’aviation de la Première guerre mondiale - dont une partie a aujourd’hui disparu, était tout proche. Ils habitaient un petit appartement dont il a conservé le souvenir avec ses deux chambres, la salle à manger meublée d’un buffet vitré et d’une grande table style art-déco et d’une cuisinette dont l’unique fenêtre donnait sur la rue d’où montaient parfois, provenant d’un bistrot, les échos d’une langue inconnue. Ce bistrot était un des lieux de rencontres des Algériens nombreux dans les usines d’automobiles implantées en ce temps-là à Levallois-Perret. Ce fut son premier contact avec un peuple qu’il apprendra plus tard à mieux connaître et avec lequel il nouera des liens étroits. »
Grand voyageur, Laurent Gaudé, après Paris, nous conduit dans un pays imaginaire que l’on peut supposer être le Sahel. (Salina, les trois exils, Actes Sud, octobre 2020) *. Désert de sable et de pierres, brûlé par le soleil. Un cavalier inconnu dont on ignore l’origine, abandonne près du campement d’une tribu, un nourrisson qui sera recueilli par Mamambala bravant l’indifférence du clan. C’est une fille qu’elle prénommera Salina. Adolescente, celle-ci sera mariée contre son gré à Saro un des fils de la Reine Khaya Djimba, alors qu’elle aime Kano un autre de ses fils. Elle aura trois enfants. « Le premier est le fruit du viol ». Il sera tué au combat et elle ne le pleurera pas. Le second sera « Le fils de la colère ». Le troisième, qu’elle élèvera, est « Le fils aux deux mères » qui lui sera offert, dans un geste inouï, par Alika l’épouse de Kano son premier amour, afin d’éponger le sang qui a ravagé cette famille. Ce fils, Malaka, « élevé dans le désert par une mère qui parlait aux pierres » sera son confident. A l’approche de la mort, selon ses souhaits, il la porte, au prix d’un effort surhumain, jusqu’au sommet du mythique Mont Tadma qui domine le monde et où elle rend le dernier soupir. Les pages qui décrivent les gestes de Malaka procédant à la toilette mortuaire de sa mère adoptive sont d’une délicatesse et d’une beauté déchirante. Il la conduira ensuite jusqu’à « l’île cimetière », au large d’un lac immense, à laquelle ne peuvent accéder que les défunts dont la vie fut digne d’intérêt. « Le cimetière accepte Salina, la femme aux trois exils, celle qui eut un fils haï, un fils colère et un fils pour tout racheter. Salina, la femme salée par les pleurs, condamnée à naître et à mourir en marchant dans des terres inconnues. »
Cet ouvrage peut être lu de deux manières. Soit, en écho aux campagnes #Me Too, comme l’épopée d’une héroïne qui brave les tabous et les interdits de son temps. Soit, comme le récit épique et poétique d’un barde africain, oscillant en permanence du rêve à la réalité. L'écriture somptueuse de Laurent Gaudé est un ravissement.
Bernard DESCHAMPS
31 janvier 2021
- Un grand merci et un gros bisou à Cécilia, ma petite fille, qui m’a fait connaître ces deux beaux livres.