Zoheir Bessa est un dirigeant national du PADS (communiste), directeur du journal Alger républicain.
BD
Algérie: où en est le mouvement populaire?
Le vaste mouvement populaire né en février en réaction au 5ème mandat de Bouteflika a mis un terme aux calculs de ceux qui voulaient maintenir les mêmes équipes mafieuses à la tête du pays depuis 20 ans. Par son ampleur il a attisé les contradictions internes du régime. Des dizaines de responsables et d’oligarques se sont retrouvés en prison. Parmi lesquels deux anciens chefs de gouvernement particulièrement haïs par le peuple. L’élection du 18 avril a été avortée. Celle du 4 juillet n’a pu se tenir faute de candidats, apeurés par la pression populaire, les citoyens ayant exigé dans leurs marches hebdomadaires ininterrompues le départ préalable et inconditionnel de tous les hommes du pouvoir liés à la corruption et à la fraude électorale.
Cependant ce mouvement n’a pas conduit à l’ébranlement radical des bases économiques du régime. Ce régime est un régime bourgeois de par sa nature de classe. Les méthodes « mafieuses » de pillage et de détournement de fonds publics n’en font pas un régime particulier interdisant de le caractériser comme régime bourgeois. Ces méthodes ont agi comme facteurs d’accélération de formation d’une bourgeoisie et de couches moyennes liées à elle. Les bases de ce régime se sont progressivement consolidées à partir du tournant effectué en 1980 sous le camouflage d’une logomachie « socialiste » creuse mais usitée jusqu’en 1987, année du lancement des fameuses réformes hamrouchiennes dont la finalité n’était autre que le blanchiment des nouvelles fortunes, le transfert des capitaux publics vers le secteur privé. Tout en négociant une marge de marchandage avec les puissances impérialistes, sous le couvert fallacieux de défense de l’intérêt national, ce régime s’est subordonné à leur diktat de façon à s’assurer leur appui pour se protéger contre son propre peuple. Le processus de soumission des nouvelles classes possédantes apparues sous l’ère de Chadli a conduit de façon préméditée aux accords d’avril 1994 avec le FMI pour justifier l’accaparement des biens publics et la violente « thérapie » imposée à la classe ouvrière. Le régime issu du tournant de 1980 a ainsi détruit une bonne partie des fruits du développement industriel des années 1970, restitué les terres aux gros propriétaires fonciers, transformé l’Algérie en comptoir commercial des multinationales, cassé le secteur hospitalier public et fait faire un gigantesque bond en arrière dans la santé à la grande joie des actionnaires des cliniques privées gavées d’argent public, favorisé la régression culturelle par le biais de l’alliance contractée avec les courants de l’obscurantisme religieux, etc. Les inégalités sociales se sont creusées à la mesure des richesses accaparées, du degré d’exploitation de la classe ouvrière, de la marginalisation de la jeunesse populaire. Le commerce extérieur libéralisé depuis 1990, les revenus pétroliers ont enrichi une poignée d’importateurs et de faux industriels. La contre-révolution amorcée en 1980 a fait taire la voix de l’Algérie sur le plan international.
Pendant un moment le pouvoir a été désarçonné par l’explosion populaire du 22 février. Il a été effrayé par les marches de plusieurs millions de citoyens dans toutes les villes et dans tous les villages du pays. Il a commencé à lâcher du lest sur le plan des libertés démocratiques. Mais il s’est vite ressaisi et a refermé de nouveau cette période très éphémère de libres débats dans les médias publics. Il a sacrifié des têtes pour sauver les intérêts d’ensemble de la bourgeoisie. Il a joué sur le caractère inorganisé du mouvement et sur ses contradictions. Il a entrepris de rallier les franges de la bourgeoisie et des couches moyennes mécontentées par leur exclusion jusque-là des leviers de décision aux mains des sphères militaro-sécuritaires du régime. Leur ralliement est en cours soit par la promesse de satisfaire leur exigence de participer aux prises de décision, soit par la menace de déterrer des affaires de corruption grâce auxquelles elles se sont elles aussi enrichies, soit en tablant sur la peur commune des classes dominantes de perdre leur pouvoir et leurs privilèges face à un mouvement composé en très grande partie par les travailleurs et les couches sociales populaires. Malgré son caractère inorganisé et l’absence, pour le moment, de dirigeants capables de l’orienter dans une direction anti-capitaliste, les bourgeois, les trafiquants, les grands corrompus craignent de devoir rendre des comptes à une justice populaire impitoyable.
D’où des tractations pour rassembler toutes les franges dominantes. D’où aussi la répression pour neutraliser les citoyens qui continuent à manifester. Ainsi que l’arrestation de représentants de la bourgeoisie libérale – dont de larges fractions ont partie liée à l’impérialisme - qui tient à une période de transition devant déboucher sur une refonte des institutions afin de contre-balancer le pouvoir exclusif des militaires, quand bien même certains d’entre eux seraient liés par mille liens aux milieux d’affaires. Parallèlement, les liens se resserrent dans les coulisses avec les puissances impérialistes et les monarchies du Golfe, notamment avec l’Arabie saoudite et les Emirats. En témoignent : le silence du pouvoir face à l’injonction faite par les USA à l’Algérie de cesser de s’approvisionner en armement auprès de la Russie sous peine de sanctions ; le silence également sur la cession à Total des parts de l’Anadarko dans l’important gisement de pétrole de Hassi Berkine ; la suppression de la règle des 51/49% dans les secteurs dits non-stratégiques, une clause de style devant déblayer le terrain à d’autres actes de soumission ; la reddition du gouvernement algérien à l’ultimatum de l’Union européenne pour abroger les mesures devant réduire les importations ; l’annonce par Sonelgaz de recourir à l’endettement extérieur pour financer ses plans de développement ; les récents exercices militaires conjoints au Bourkina Fasso et en Mauritanie dans le cadre de l’Africom, etc. Sur toutes ces graves questions les partis dits d’opposition islamistes ou « démocratiques » se sont tus, un indice très parlant de leurs manoeuvres pour disputer au pouvoir les faveurs des Etats impérialistes. Les rivalités inter-impérialistes traversent les différents clans au pouvoir ou dans l’opposition libérale. Ces puissances s’activent depuis des années à changer la situation interne de l’Algérie par les menaces, les pressions et l’implication de responsables algériens de divers niveaux dans des affaires « mutuellement juteuses » pour les corrompus et les corrupteurs. Les principaux objectifs de l’impérialisme en Algérie sont : la mainmise sur les richesses pétrolières et gazières, la liberté de rapatriement des profits avec la levée de tout contrôle préalable par la Banque centrale, la refonte des lois sociales pour réduire à l’esclavage les travailleurs sans possibilité de se défendre, la réduction de la fiscalité à des taux symboliques, la transformation de l’armée algérienne en auxiliaire de l’OTAN pour le contrôle de l’Afrique. Sur toutes ces questions l’impérialisme a obtenu satisfaction au moins partielle auprès de divers chefs de partis qui fréquentent ses ambassades.
Passant outre la revendication populaire du nettoyage des appareils de l’Etat des éléments corrompus, des trafiquants, de l’élimination des organisateurs de la fraude électorale, le régime a fixé l’élection présidentielle au 12 décembre. La menace et la répression sont brandies pour faire passer en force cette décision après un simulacre de dialogue avec des courants conciliateurs de la bourgeoisie.
L’enjeu le plus crucial demeure le même depuis le 16 février, date du début de l’éclosion du grand mouvement populaire, contre le 5ème mandat de Bouteflika, puis pour le changement du régime. Cet enjeu est: quelle classe sociale en prendra la direction politique? Les courants libéraux de la petite-bourgeoisie et de la bourgeoisie ? Ou bien les éléments qui expriment les aspirations sociales et politiques des classes prolétariennes et des catégories sociales qui leur sont proches de par la précarité de leur condition de vie?
Sous l’écume de l’unanimisme apparent autour de la revendication du départ inconditionnel des hommes qui ont régenté et pillé le pays, ce sont ces enjeux de classe qui traversent les attentes des différentes catégories sociales entraînées dans le vaste mouvement de rejet du pouvoir.
Les diverses franges de la bourgeoisie, au pouvoir ou dans l’opposition politique, disposent d’une grande capacité de manoeuvre grâce à leurs partis au différentes couleurs et nuances, islamistes, modernistes, régionalistes, pseudo-nationalistes, éclectiques. Grâce aussi à leurs alliances ouvertes ou voilées avec divers pôles impérialistes. Ces partis sont pour la plupart agréés par le pouvoir depuis 30 ans pour donner l’illusion d’un jeu démocratique. Ils ont une même perception des questions économiques. Ils réclament encore et toujours plus de libéralisations et de privatisations, une rupture sans retour avec le « populisme » social, l’alliance sans fardage avec le capital financier international au nom de l’insertion soi-disant incontournable dans l’économie mondiale.
Ces classes exercent une forte et indéniable influence idéologique et politique sur les masses populaires, sur la classe ouvrière elle-même.
Le mouvement populaire en est à son 7ème mois de marches. Il a libéré une grande combativité que le régime avait cru pouvoir étouffer jusqu’à la fin des temps. Il traduit une volonté collective de ne plus continuer « à vivre comme avant », d’arracher au moins les libertés démocratiques qui permettent notamment de contrôler les gouvernants, de chasser les corrompus. Il y a certes chez la plupart de marcheurs des illusions sur la démocratie bourgeoisie formelle comme régime politique de nature à faire disparaître le chômage, les inégalités sociales, la domination des puissances financières, d’éradiquer les sources de la corruption ; des méconnaissances du fonctionnement réel du capitalisme, de la dictature de la bourgeoisie sur les classes prolétariennes. Il y a aussi le jeu des courants conservateurs qui pensent que des élections « propres et honnêtes » les porteront au pouvoir. Soutenus par le Qatar allié à Erdogan, ou par l’axe Arabie Saoudite-Emirats – ce dernier à plusieurs fers au feu, l’un dans le régime, l’autre dans des partis islamistes – ces courants sont actifs et semblent cacher leurs batteries en attendant des moments plus propices.
Malgré la puissance du mouvement de février, aucune loi, aucune circulaire antidémocratique n’a encore été abrogée. Les lois anti-grèves sont toujours terriblement en vigueur. Dans les usines et les chantiers règne toujours la loi des patrons. L’ouvrier surexploité court moins de risques à manifester le vendredi contre Gaïd Salah que de réclamer ses droits élémentaires au patron qui le jette à la rue sans qu’il ne puisse espérer trouver protection auprès des inspecteurs du travail ou des magistrats, ni auprès de l’UGTA liée au patronat par un « Pacte social » interdisant à ses syndicats de faire grève dans le secteur privé. Pourtant une grande partie de la population est composée d’ouvriers, de travailleurs du bâtiment, de travailleurs agricoles. Leur condition d’exploités vivant dans des conditions épouvantables est difficile à imaginer pour quelqu’un de repu qui s’attache aux grands mots d’ordre politiques mais affiche son indifférence à leur situation. Une situation aggravée par la chute de leur pouvoir d’achat. Le salaire minimum n’a pas bougé depuis 2012 alors que le prix réel de la baguette de pain a doublé, que les tarifs des soins spécialisés dans le secteur privé ont flambé, que le prix de l’électricité a augmenté, etc. Ce sont les effets de la dépréciation du dinar ordonnée par la Banque centrale. Les plus durement touchés en ont été les salariés et les retraités. Les commerçants, les industriels, les gros agrariens, les promoteurs immobiliers, répercutent la hausse des prix en dinars des biens importés, sans compter le poids des surfacturations et de la « tchipa ». Ce sont ces couches populaires qui espèrent le plus obtenir une amélioration de leur sort ou au moins pour survivre. La plupart des lanceurs de mots d’ordre du « Hirak » renvoient à « plus tard » la discussion sur ces questions brûlantes. Le refus qu’ils opposent à toute discussion sur le contenu économique et social de l’alternative est inadmissible. Il reflète ne serait-ce qu’inconsciemment une aspiration à substituer une dictature de classe « plus douce » sur les classes prolétariennes aux méthodes autoritaires et méprisantes du régime en place. Il cache chez d’autres une volonté consciente d’empêcher les travailleurs et la jeunesse populaire de jouer un rôle décisif dans le mouvement actuel. Cette nouvelle tendance hégémonique doit être combattue fermement, sans concession. La lutte contre la répression et pour les libertés démocratiques ne peut être dissociée des aspirations sociales de l’immense majorité de la population
L’enjeu de la période à venir est que les mouvements prolétariens s’affirment par tous les moyens, y compris par les grèves et les occupation d’usines – au moins pour obliger les patrons à augmenter leurs salaires et à respecter leurs droits sociaux, leur enregistrement à la sécurité sociale - comme mouvements indépendants des courants bourgeois et petits-bourgeois fussent-ils démocratiques. Qu’ils s’organisent autour d’une plate-forme qui traduit leurs aspirations, se battent avec énergie contre la répression et l’arbitraire, pour le maximum de libertés démocratiques, sans séparer ces objectifs de la lutte pour une société socialiste, qu’ils forgent dans le feu de ces luttes les instruments de leur émancipation.