Emouvant et jubilatoire (ce n’est pas contradictoire, la preuve). Mais pourquoi n’avais-je pas lu ce roman couronné en 1975 par l’Académie Goncourt ? Il faudra – pour parler comme Momo – que je m’introuspecte. Momo est le personnage principal du roman. C’est un enfant de dix ans. Du moins, on le suppose car « il n’a pas été daté ». Momo, c’est Mohammed qui a été recueilli par Mme Rosa une ancienne prostituée polonaise juive qui a été déportée à Auschwitz. Pour vivre, elle s’occupe « d’enfants de putes » que les mères lui confient. Du haut de ses dix ans supposés, Momo observe le monde autour de lui et le décrit dans un vocabulaire bien particulier comme on peut déjà le constater à travers ces quelques lignes. Ce monde c’est Belleville, Barbès et la Goutte d’Or où une multitude de nationalités, Arabes, Yougoslaves, Russes, Africains… se côtoient en bonne intelligence. Les seules bagarres sont celles de proxynètes concurrents (oui, vous avez bien lu, proxynètes) dont les protégées « défendent » la portion de trottoir qui leur a été attribuée. C’est le roman le plus antiraciste que j’aie jamais lu.
C’est, bien sûr, à mes yeux la première de ses qualités. Il en est une autre tout aussi importante, la subversion du vocabulaire. Un festival. Mais avant d’en donner un aperçu, quelques mots sur les personnages et le déroulé du roman.
Comme toujours chez Romain Gary – y compris sous le pseudo d’Emile Ajar - les personnages sont sacrément typés. Avec Momo, chez Mme Rosa, il y a Moïse, Mahoute, Banania…Comme elle le dit elle-même « tout le monde était égaux ». Momo est particulièrement ami avec M. Hamil, « M. Hamil nous vient d’Alger où il a été il y a trente ans en pèlerinage à La Mecque. » C’est un ancien marchand de tapis instruit qui a pour livres de chevet le Koran et Les Misérables de Victor Hugo. Sur la fin de sa vie, il confondra d’ailleurs souvent les deux et, à la mosquée le vendredi, il lui arrivera de psalmodier des phrases d’Hugo. Momo ne connait pas ses parents. Vrai ou faux, M. Hamil lui affirme ; « ton père a été tué pendant la guerre d’Algérie, c’est une belle et grande chose, c’est un héros de l’indépendance.» Leurs rencontres ont lieu au café. Il y a beaucoup de cafés dans le quartier, « des débits d’ivresse publique ». Un des cafés, celui de M. Driss, est très noir « à cause des trois foyers africains qu’ils ont à côté. » Mme Rosa reçoit souvent la visite de M. N’Da Amédée, un proxynète habillé comme un prince avec des diamants à tous les doigts. Il lui apporte des vivres et du champagne. Il est accompagné de deux gardes du corps, « on leur aurait vite donné le bon Dieu sans confession, tellement ils avaient des sales têtes et faisaient peur. » Quant à M. N’Da Amédée, « peut-être qu’il y avait du bon en lui, comme dans tout le monde.» Mme Rosa donc est juive, mais elle a déclaré Momo comme musulman et elle tient à ce qu’il respecte sa religion. Mme Rosa est très oecuménique, pour elle « « le seul type bien c’est Jésus […] parce qu’il n’est pas sorti d’un zob », en effet, pour elle « « le zob est l’ennemi du genre humain ». Ce roman est ainsi parsemé de réflexions philosophiques et politiques et je ne résiste pas au plaisir de citer cette phrase « la loi c’est fait pour protéger les gens qui ont quelque chose à protéger contre les autres.»
Les prostituées, « les personnes qui se défendent avec leur cul », sont décrites comme des mères aimantes. Au fil des pages on en rencontre un grand nombre avec leur mini-jupe et leurs cuissardes. Il y a aussi une travestie. C’est un ancien boxeur sénégalais qui « se défend »au Bois de Boulogne et qui s’occupera de Mme Rosa sur la fin de sa vie avec un dévouement quasi filial. Il y a un français, M. Charmette, un ancien cadre de la SNCF, raide comme un i, qui habite le même immeuble que Mme Rosa, au 2e étage, et qui lui rendra visite lorsqu’il apprendra qu’elle est bien malade. Tous les locataires de l’immeuble se relaieront alors pour l’aider et l’on assiste à des scènes émouvantes, notamment quand les frères Zaoum, des déménageurs forts comme des bœufs, transportent Mme Rosa et ses quatre-vingt-quinze kilos du 6e étage où elle habite, à leur fourgon, pour lui faire faire une promenade dans Paris.
L’état de santé de Mme Rosa s’est en effet « détérioré » en dépit des soins attentifs du Dr. Katz ( Katz en hébreu signifie « prêtre juste »). Progressivement, ses jambes ne lui ont plus permis de monter et descendre les six étages. C’est Momo qui fait les courses et qui torche les bébés, « Jamais je n’ai été plus content de torcher des culs, cela faisait bouillir la marmite ». Momo lui est très attaché et elle l’aime comme s’il était l’enfant qu’elle n’a pas eu. Elle est « atteinte dans ses organes principaux qui ne sont pas d’utilité publique » De plus en plus souvent « confusée », elle sera bientôt frappée d’« amnistie » (amnésie).
Momo finira par faire la connaissance de son père qui se présente un jour chez Mme Rosa pour, dit-il, récupérer son fils. Il sort d’un hôpital psychiatrique où il a été interné pendant onze ans après avoir été déclaré irresponsable de l’assassinat d’Aïcha, son épouse, la mère de Momo. C’est un ancien proxynète. Il s’appelle Youssef Kadir et souffre une maladie de cœur. Momo apprend qu’il a quatorze ans et non dix. Mme Rosa, ce jour- là, a toute sa tête et, à la fois pour garder Momo et sans doute aussi pour venger Aïcha, elle va faire un numéro digne d’une grande artiste. Elle invente une histoire abracadabrante de confusion entre deux enfants, l’un juif et l’autre musulman, et elle annonce au père qui veut son fils « dans l’état où il le lui a confié » qu’elle l’a élevé dans la religion juive. Il est foudroyé et les frères Zaoum transporteront le corps devant la porte de M. Charmette qui lui ne risque rien, afin que Mme Rosa n’ait pas d’ennuis avec la police. Momo, qui ne voulait surtout pas quitter Mme Rosa, est cependant un peu triste de la mort de son père qu’il ne connaissait pas, et, assis dans l’escalier près de lui, il fumera à ses côtés, la dernière cigarette qui restait dans le paquet trouvé dans une de ses poches.
Le lecteur vit - douloureusement – la lente agonie de Mme Rosa, entre états d’habitude et plages de conscience, entourée de la sollicitude, de l’affection de ses voisins arabes, juifs, noirs « venus en France pour la balayer », « M. Waloumba et ses tribuns […] ils sont tous gentils », et …de Momo – « Mme Rosa et moi on peut pas sans l’autre. » Elle lui a fait promettre qu’elle n’ira pas à l’hôpital, mais elle décline et le docteur Katz estime que son hospitalisation est nécessaire. Momo exige qu’il la fasse avorter. Le docteur refuse car l’euthanasie est interdite par la loi. S’ensuit une vive discussion au cours de laquelle Momo argumente sur « le droit sacré des peuples à disposer d’eux-mêmes. » Romain Gary était en effet partisan du « droit de mourir dans la dignité » et il s’est lui-même suicidé en 1967. Mais le médecin est inflexible. Momo a alors une idée de génie. Il lui annonce – c’est un pieux mensonge – que sa famille va venir la chercher pour l’emmener en Israël. Le docteur Katz est juif. Il est surpris mais ému et heureux. Cela change tout. Il n’est alors plus question de l’envoyer à l’hôpital.
Le départ pour Israël va se révéler en partie vrai. En effet, Mme Rosa a aménagé dans sa cave un coin secret que seul Momo connait et qu’il appelle son « trou juif » où, de temps à autres, elle descendait pour se ressourcer. Momo décide de l’y conduire après l’avoir habillée comme pour un voyage. Elle s’en rend compte et elle en est heureuse. Momo installe un matelas pour dormir à côté d’elle. Le lendemain matin, en se réveillant, Mme Rosa a les yeux ouverts et ne bouge plus. Ce n’est que progressivement qu’il prendra conscience de sa mort. Pour lui faire plaisir, il la maquille. Au fil des jours, car il va rester plusieurs jours et plusieurs nuits auprès d’elle, il rajoute des couleurs, du bleu, du rouge, du jaune et la parfume. Lorsque des voisins alertés par l’odeur enfonceront la porte de la cave, ils seront bouleversés. Momo qui n’avait pas voulu quitter Mme Rosa, acceptera d’aller vivre – du moins à l’essai – chez Mme Nadine, le Dr. Ramon et leurs deux enfants.
Comme le précédent prix Goncourt, ce roman est imprégné de l’atmosphère politique de l’époque. En 1956, dans Les Racines du ciel, Romain Gary prédisait une situation catastrophique aux futurs pays indépendants. Ce n’est plus le cas en 1975. Plusieurs anciennes colonies ont accédé à l’indépendance et s’efforcent de bâtir des sociétés que souvent elles baptisent socialistes et qui répondent aux aspirations de leur peuple. En Algérie, le Président Boumediene a nationalisé les hydrocarbures en 1971 et il construit des hôpitaux et des écoles. L’Egypte, la Tunisie sont engagées dans des voies comparables.
Une constante, Ajar comme Gary a confiance en l’être humain et j’ai refermé avec regret ce roman terriblement humain.
Bernard DESCHAMPS
15 août 2019