Bernard DESCHAMPS :
Le visage lisse, blafard, énigmatique, peint par Picasso en 1905-1906 m’interpelle (1). Derrière le masque, qui était réellement Gertrude Stein ?
Cette Américaine qui avait choisi de vivre à Paris et qui fut l’amie et l’inspiratrice de nombreux artistes, Pablo Picasso, Henri Matisse, Marie Laurencin, Guillaume Apollinaire, Paul Cézanne…était-elle d'une « nature explosive » (2) qui souvent « éclatait de rire » (3) évoquée dans l’Autobiographie d’Alice Toklas ou « un général de la guerre de Sécession » comme le prétendait en la taquinant son ami Pablo (4) ou plus précisément l’amateur d’art éclairé qui fut séduite par un portrait de femme de Cézanne ou par La Femme au chapeau de Matisse ?(5)
Ses écrits sont évidemment révélateurs de sa véritable nature, aussi j’attendais avec intérêt la soirée du Triptyk-Théâtre de notre ami Denis Lanoy consacrée à la lecture de Listen to me par Emma Morin.
Pièce – car c’est une pièce de théâtre ou du moins son ébauche – difficile, surprenante, hermétique, disent les critiques littéraires. Que l’on me permette de faire part de ce que j’ai personnellement ressenti, n’étant ni un spécialiste de Gertrude Stein ni un critique d’art. Donc de façon évidemment subjective à partir des quelques petites choses que je sais de l’auteur, de mes propres préoccupations et de mon état d’esprit du moment.
« Listen to me », écoutez-moi …Je l’ai écoutée et j’ai entendu une personne sensible à « une terre couverte de gens » dont les « caractères » sont interchangeables – trois est cinq mais n’est pas cinq –, dont les paroles constituées de syllabes phonétiquement identiques ont des sens variables, conte, compte, comte… qui rendent les échanges compliqués. Un monde pétri de contradictions ou tout est le contraire de tout, comme dans le passage ci-après :
« Doux William n’a pas rencontré.
Doux William a sa rencontre mais pas encore et Lillian aussi. Lillian va se rencontrer. A-t-elle rencontré Doux William oui ils ne se sont pas rencontrés encore ni Doux William ni les caractères ni les Actes tous ils ne se sont pas encore rencontrés.
Et Doux William.
Doux William n’a pas rencontré.
Doux William a sa rencontre mais pas encore et Lillian aussi. Lillian va se rencontrer. A-t-elle rencontré Doux William oui ils ne se sont pas rencontrés pas encore ni Doux William ni caractères ni les Actes tous ils ne se sont pas encore rencontrés. »
On pense alors à Picasso, à Braque et aux Cubistes qui peignaient des portraits qui donnaient à voir leurs modèles sous différents angles et les multiples facettes de leur personnalité.
Je ne suis pas certain que ce fût la volonté de l’auteur. Du moins consciemment. C’était dans l’air du temps. Il serait en tout état de cause erroné de réduire ce texte à une thèse. C’est avant tout une symphonie dont la musicalité et le rythme syncopé ont été remarquablement restitués par la diction inspirée d’Emma Morin (6). La qualité des silences de la lectrice pour introduire ou souligner certains passages…
Un public nombreux était venu assister à cette lecture dont on sort intrigué et plus riche en dépit de l’absence de réponses aux interrogations que nous adresse ce texte. Une incitation à la réflexion…
Bernard DESCHAMPS
08 février 2019
- 1 Je l’avais vu à New-York au Metropolitan Museum of Art, en 2009. Je l’ai revu l’automne dernier à Paris à Centre Georges Pompidou lors de l’exposition Les cubistes.
- 2 Gertrude Stein, Autobiographie d’Alice Toklas, Editions Gallimard, juin 2016, page 17.
- 3 – ibidem, page 38.
- 4 – ibidem, page 22.
- 5 – ibidem, page 42.
- 6 – Biographie d’Emma Morin, France Culture : « Formée au violon et à la danse, Emma Morin commence à travailler au théâtre avec Madeleine Marion, Dominique Frot ou encore Christian Rist, dont elle est l’assistante pour créer Le Studio Prosodique. Invitée en résidence dans le cadre des rencontres pluridisciplinaires du Domaine de Kerguéhénnec, elle propose des lectures in situ et participe à différentes réalisations : pièces sonores, diaporama, expositions, film. Elle s’intéresse à la question de l’oralité, aux écritures non théâtrales comme celles de Louis-René des Forêts ou Aalberto Giacometti… Pour France Culture, elle enregistre trois ateliers de création radiophonique consacrés à Dante, Tarkovski, et Le Corbusier. En 2005, elle crée avec le danseur Sylvain Prunenec et Christian Rist, Rimbaud illuminations, fragments improvisés à la Scène nationale de Bourges, puis s’engage avec le collectif KO.Com pour deux créations. Elle poursuit par ailleurs sa collaboration avec le compositeur danois Mikael Nyvang (Te quiero , Vers l’arête ) et enregistre pour Sébastien Roux Revers ouest , jouée à l’usine LU à Nantes. Aavec Philippe Grandrieux, elle tourne Grenoble , installation sonore et visuelle. En 2007, elle rejoint le collectif Les Possédés pour la tournée du Pays lointain de Jean-Luc Lagarce. à partir de 2007, elle est régulièrement accueillie en résidence à La Fonderie au Mans et y crée Listen to me , une pièce de Gertrude Stein. Elle fonde avec Marc Pérennès Le cercle nombreux. Depuis 2009, elle réalise pour l’artiste Julien Bismuth des performances tant corporelles que sonores (Galerie Valois, CAC La Ferme du Buisson). »