Basquiat, Braque, Le Caravage Picasso, Schiele et quelques autres…Paris, en ce mois de décembre, voit fleurir les expositions de haut niveau. Des files interminables s’allongent à la porte des musées. Les visiteurs, aux accents du monde entier, bien résolus à braver le froid et la fatigue, piétinent dans la bonne humeur, à peine indignés par quelques resquilleurs. J’ai réussi, grâce au précieux sésame pondu par mon imprimante, à pénétrer au musée d’Orsay qui présente des oeuvres des périodes bleue et rose de Picasso.
Je suis un habitué de l’Hôtel Salé mais je suis surpris par l’ampleur de la présente exposition. Et je suis frappé, comme je ne l’avais jamais été, par l’insondable tristesse qui s’en dégage. Thèmes mélancoliques de la mort, de la vieillesse, et de la pauvreté. Femmes seules assises, debout, ou mères avec des enfants ; couples enfermés dans une tragique solitude ; buveurs d’absinthe ; masques mortuaires de son ami Casagemas suicidé à 28 ans. « Picasso croit l’art fils de la Tristesse et de la Douleur » a écrit le poète Jaime Sabartés qui fut son secrétaire. Visages émaciés, inquiets, désabusés, résignés, abattus, douloureux… Visages décharnés, éteints, abrutis par l’alcool, de prostituées peintes dans la prison parisienne de Saint- Lazare.
Une exception : La femme et les deux enfants, résolue, combative. J’ai aimé. Qu’est-ce qui, en cette période qui s’échelonne de 1901 à 1906, plongeait le jeune Picasso dans la tristesse ? Le dénuement dans lequel il vivait alors ? Ce n’était pas la « Belle Epoque » pour tout le monde. Mais surtout, comme il le dira lui-même, la mort de son ami Casagemas le 17 février 1901 qui - après celle, six ans plus tôt, de sa sœur Conchita - le bouleversa et conditionna grandement son passage à la période bleue.
Cette période culmine avec La vie que je ne connaissais que par des reproductions et qui nous vient de Cleveland (Cleveland Museum of Fine Arts) dans l’Ohio (USA), accompagné de nombreuses études préliminaires qui témoignent de la remarquable maîtrise technique de Picasso, maîtrise qui lui avait été reconnue dès l’enfance. Ce grand tableau, dans une déclinaison de bleus, représente Casagemas et sa jeune maîtresse auxquels s’adresse une femme tenant un enfant dans les bras. L’amour et la maternité. L’amour ou la maternité ? Est-ce la signification du doigt de Casagemas pointé vers l’enfant ? Il émane de La Vie un sentiment de profonde inquiétude, d’angoisse qu’accentue encore la froideur du bleu.
Avec la période rose, les visages s’éclairent…un peu. Ses Arlequins. Il fréquente et se lie d’amitié avec des poètes et d’autres peintres : Guillaume Apollinaire, André Salmon, Amedeo Modigliani.
De Picasso à Renoir, toujours au musée d’Orsay, il n’y a que quelques mètres à franchir et une quarantaine d’années avec Auguste son aîné, alors que Jean lui est presque contemporain. Un monde pourtant les sépare.
La joie de vivre, l’exubérance d’Auguste Renoir (Gabrielle et Jean, 1896) contraste violemment avec l’angoisse existentielle du Picasso de la période bleue.
Jean Renoir, le cinéaste dont la filiation picturale avec son père est mise en valeur par cette exposition, nous ouvre une fenêtre sur une société de classes : Nana, d'après le roman d'Émile Zola (1926). Proche des Communistes, ses films deviennent ouvertement politiques: Les Bas-fonds, La vie est à nous (1936), La Marseillaise (1937), La Bête humaine (1938). La vie est à nous a été produit par le PCF, et La Marseillaise coproduit par la CGT. Dans La Règle du jeu (1939), Renoir dépeint sans complaisance des mœurs de la société française. Avant la Seconde Guerre mondiale, il tente de promouvoir un message de paix avec La Grande Illusion (1937). Picasso lui, adhèrera au PCF en 1944.
Quittons l’Europe pour les Etats-Unis, plus précisément pour New-York dans les années quatre-vingt. La Fondation Vuitton présente un nombre impressionnant d’œuvres de Jean-Michel Basquiat, le pionnier de la mouvance underground. C’est mon fils Frédéric qui m’avait fait découvrir ce jeune prodige, il y a quelques années au Musée d’art moderne de la ville de Paris. Ce fut un choc. Je suis à nouveau bouleversé par sa puissance, sa créativité au service de ses combats contre les injustices, le racisme, la violence policière, et pour promouvoir les cultures et les révoltes africaines et afro-américaines. Ainsi du portrait saisissant d’un policier noir Irony of Negro Policeman… Slave Auction (1982), au sujet de la traite des esclaves.
« La galerie 5 s’organise autour de la musique et tout particulièrement de la figure du saxophoniste de jazz Charlie Parker, un des héros de Basquiat. Cinq œuvres reviennent sur une figure légendaire qu’il considère comme un alter-ego : CPRKR (1982), Horn Players (1983), Charles the First (1982), Discography (One) (1983), Now’s the Time (1985) » (Catalogue de l’exposition)
Au niveau 2: Un monumental Grillo (1984) en référence à « une culture africaine réinterprétée et véhiculée par la diaspora, où la figure noire s’impose, omniprésente ». On y trouve également plusieurs œuvres communes de Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol auxquelles je n’ai pas été très sensible.
Enfin, « l’impressionnant Riding with Death (1988). La toile témoigne de l’héritage pictural complexe de l’artiste, où se conjuguent des références à l’art de la Renaissance, à la peinture d’icône, aux courants les plus radicaux du XXe siècle, mais où s’affirme surtout un sentiment de désarticulation dans une course furieuse et désespérée vers le néant. » (Catalogue de l’exposition)
Je suis bouleversé mais pas dépaysé. Picasso puis Basquiat. Basquiat se réclamait de Picasso. La même colère contre la société. La violence des couleurs et des sentiments. Je retrouve cette violence – violence intérieure cette fois - chez le peintre autrichien Egon Schiele présenté également par la Fondation Vuitton où je tombe en arrêt devant Procession (1911) que je ne connaissais pas. Visages inexpressifs, masques d’une blancheur cadavérique dans un décor sombre et tourmenté. Nonnes ou sorcières ? Une œuvre blasphématoire du génial mauvais sujet au parcours chaotique.
Michelangelo Merisi da Caravaggio dit Le Caravage est un des peintres auquel je suis particulièrement sensible. La vie de cet autre mauvais garçon qui eut de nombreux démêlés avec la justice et qui dut s’exiler après avoir blessé mortellement un adversaire en duel, est un roman et la lumière qui éclaire ses tableaux est véritablement singulière.
J’ai conservé un souvenir ébloui de ses œuvres exposées dans l’Eglise Saint Louis des Français de Rome : Le triptyque de Saint Matthieu et à la Galerie Borghese: Le garçon à la corbeille de fruits (1593-1594), le Jeune Bacchus Malade (1593), Madone des Palefreniers (1606), Saint Jérôme, Saint Jean-Baptiste (1609-1610) et David et Goliath (1606-1607) (Voir sur ce blog). Est-ce à cause de ce souvenir que j’ai été un peu déçu par l’exposition présentée par le musée Jacquemart-André ? J’y ai malgré tout retrouvé les éclairages du Caravage qui, en dehors des puits de lumière qui mettent les visages en valeur, creusent les ombres alentour : le visage impassible de Judith décapitant Holopherne (1600) ; Le souper à Emmaüs (première version,1601)…
Après ce parcours dans le temps et l’espace, j’ai refermé la boucle avec Les cubistes à Beaubourg. Autre monumentale exposition consacrée à la fois à Braque, à Picasso et aux peintres qu’ils ont inspirés.
De la « géométrie cézannienne » et des masques africains aux décors du ballet Parade de Picasso, ce sont la naissance et l’affirmation du cubisme jusqu’à la première guerre mondiale qui sont retracées. L’accrochage, souvent côte à côte, des tableaux de Braque et ceux de Picasso, souligne l’étonnante parenté entre leurs créations. Citons, mais c’est vraiment restrictif : Braque, Viaduc de l’Estaque (1908) – Picasso, Maisons sur la colline (1909) ; Braque, Clarinette et bouteille de rhum (1911) – Picasso, Nature morte à la bouteille de rhum (1911). On assiste à l’émergence d’un style qui peu à peu déconstruit personnages, objets et paysages et les reconstruit en les donnant à voir dans leur diversité, leur complexité. Leur totalité, en somme. Et l’on mesure combien fut forte leur influence sur Sonia et Robert Delaunay, Marcel Duchamp, Henri Laurens, Fernand Léger, Francis Picabia…et combien d’autres encore.
J’ai terminé la visite sur l’éblouissant portrait violemment coloré d’un Max Jacob aux yeux immenses réalisé par Picasso.
Bernard DESCHAMPS
07 janvier 2019