Sérotonine (Flammarion, janvier 2019) est le roman de la « décomposition ». Décomposition de notre société livrée, nous dit le narrateur, au « libre-échangisme » d’une économie « financiarisée et mondialisée ». Cette décomposition touche tous les aspects de la vie économique et sociale et les êtres humains dans ce qu’ils ont de plus intime. Décomposition affective, l’amour lui-même est assimilé aux pratiques les plus crasseuses et les liaisons féminines du héros se terminent toutes mal. Les couches sociales supérieures sont également atteintes. Florent-Claude Labrouste, le narrateur, qui a fait l’Agro comme l’auteur, est un cadre supérieur sous contrat auprès du ministère de l’agriculture. Son salaire est élevé, son compte en banque confortablement garni. Il habite un loft luxueux et roule en 4x4 diésel Mercedes G 350 TD. Mais se sentant inutile, sans espoir, il déprime et se shoote aux antidépresseurs qui ont des effets sur son taux de sérotonine.
Ses « notes de synthèse » qui mettent en garde l’Etat français contre la politique agricole de l’Union européenne ne sont pas prises en compte. Il quitte le ministère pour Monsanto et c’est pire. Il n’obtiendra pas plus de succès dans la promotion des produits phares de Normandie, le Camembert, le Livarot et le Pont-l’Evêque qui se vendent mal à l’étranger. Il choisit la fuite et abandonne emploi, logement, maîtresse, mais pas son compte en banque qui lui permet de voir venir et il logera désormais solitaire à l’hôtel.
Ce roman est une charge sans concession contre l’ultralibéralisme économique ; contre la politique de l’U.E ; contre les pratiques criminelles de Monsanto ; contre les élevages industriels de poulets en batterie ; contre la suppression des quotas laitiers et la baisse du prix du lait qui conduisent les éleveurs normands à la faillite.
Ceux-ci, contrairement au narrateur qui a choisi une solution individuelle, engagent la lutte. Ils prennent les armes et l’on assiste à l’affrontement de l’armée des agriculteurs sur leur tracteur et des CRS derrière leur bouclier en plastique. La scène est décrite comme une bataille du Moyen-Age (allusion voilée à son anachronisme ?) qui se déploie en rase campagne dans la plaine normande, mais comme nous sommes au XXIe siècle, à l’intersection de deux autoroutes. A la tête des agriculteurs, Aymeric d’Harcourt, ami d’études du narrateur, descendant d’une vieille famille terrienne de la noblesse, propriétaire de milliers d’hectares qu’il est contraint de vendre petit à petit pour combler le déficit de son exploitation. L’affrontement fera 11 morts dont celle d’Aymeric d’Harcourt qui a retourné son arme contre lui.
Ce roman « capte l’air du temps » écrit le journal Midi Libre de ce 12 janvier et dans l’Humanité du 3 janvier, Jean-Claude Lebrun écrivait : « Nul mieux que lui ne capte les agitations de surface et les courants profonds de notre société. »
A l’heure où j’écris, l’hélicoptère de la gendarmerie survole la ville de Nîmes pour surveiller le millier de « gilets jaunes » qui manifestent sur le parvis des arènes, mais contrairement à cette révolte des gueux, ceux-ci sont absents dans le roman de Houellebecq.
Le narrateur se remémore avec une nostalgie douce-amère ses amours passées avec Kate puis avec Camille qu’il tente de retrouver dix-sept ans plus tard. Souvenir de temps anciens, selon lui, révolus, il repense avec émotion à l’amour fusionnel de ses parents. Mais était-il bien nécessaire d’émailler le roman d’innombrables scènes pornographiques qui décrivent avec délectation et un luxe de détails – entre autres les gangs bangs canins auxquels se livre sa maîtresse japonaise (!) Cela participe-t-il d’un souci naturaliste ou bien sont-elles destinées à faire vendre ? 90 000 exemplaires de ce roman ont été écoulés en trois jours. Guillaume Apollinaire, me direz-vous, dont nous célébrons cette année le 100e anniversaire de la mort, a bien écrit Les onze mille verges et Aragon Le con d’Irène. Le délire poétique en plus. La démarche de Houellebecq me parait ressortir plutôt des « eaux glacées du calcul égoïste ». C’est aussi en cela qu’il est dans l’air du temps.
Un « Houellebecq crépusculaire » titre Midi Libre. Vers la fin de sa vie, le narrateur découvre qu’il existe encore un parti communiste qu’il croyait mort. Il confond La République en marche et La France insoumise. Seul le Rassemblement national de Marine Le Pen lui semble « tout à fait clair » sur la « colère et la détresse des agriculteurs, et en particulier des éleveurs ». Provocation (d’un goût douteux) ou profession de foi ?
Je laisse au lecteur le soin de conclure.
Bernard DESCHAMPS
12 janvier 2019