l'Humanité
Lundi, 28 Janvier, 2019
Pas un samedi de mobilisation sans que la liste des blessés, gilets jaunes ou observateurs, ne s’allonge. En cause, l’utilisation massive de grenades explosives ou de LBD 40. Des collectifs de « gueules cassées » tentent de s’organiser.
Refus dans certains commissariats de prendre les plaintes
Jérôme Rodrigues intègre la longue liste des mutilés de la répression policière. D’après le recensement clinique effectué par le journaliste David Dufresne et mis à jour hier midi, il est le 157e blessé au visage depuis le début du mouvement, aux côtés de 18 éborgnés, 40 blessés aux membres inférieurs, 4 mains arrachées… Les estimations officielles font également état de cette violence sans précédent avec ce chiffre colossal de 2 000 blessés. Face à ces violences inédites, les victimes s’organisent. Dans l’Hérault, les gilets jaunes blessés peuvent s’appuyer, depuis le 8 décembre 2018, sur la « Legal Team » mise en place par la Ligue des droits de l’homme (LDH) de Montpellier. Dans un rapport rendu public jeudi dernier, elle dénonce « un maintien de l’ordre très agressif, avec un usage extrêmement important des lanceurs de balles de défense – LBD 40 –, grenades à main de désencerclement – GMD – et grenades de gaz lacrymogène instantanées – GLI-F4. Un tel niveau d’usage n’avait jamais été observé ». « La Legal Team a pu constater à plusieurs reprises que des volontaires dispensant les premiers secours avaient été visés et blessés par des tirs de LBD, précise encore le rapport. Après avoir organisé, le 15 janvier 2019, un rassemblement de soutien aux blessés, quatre gilets jaunes ont déposé un référé-liberté au tribunal administratif, rejeté vendredi. « C’est dommage, mais ça va nous permettre de saisir le Conseil d’État dès le début de cette semaine », indique Sophie Mazas, présidente de l’antenne locale de la LDH. Également avocate, elle souligne les difficultés pour les blessés à se faire entendre devant la justice : refus dans certains commissariats de prendre les plaintes, système de tri dans les hôpitaux, policiers masqués. « C’est impossible, par exemple, d’aller au pénal dans ces cas d’agression. Pour cela, il faudrait avoir les noms ou les photos des agresseurs. Mais en manifestation, les policiers agissent cagoulés et dissimulent leur matricule. »
La semaine dernière, la CGT et la LDH ont tenté en vain de faire suspendre par la justice administrative l’utilisation des LBD, à la veille des manifestations de samedi. Le tribunal administratif de Paris les a déboutés vendredi, en invoquant notamment l’expérimentation par les forces de l’ordre de caméras destinées à filmer les tirs. Une mesure annoncée par l’Intérieur pour répondre à la polémique, qui paraît bien dérisoire, vu les derniers blessés.
« Ce qui nous apaisera, c’est que ces armes soient interdites »
Les réseaux sociaux foisonnent de collectifs de blessés qui appellent, à l’occasion de l’acte XII de samedi prochain, à une marche pacifique à Paris. « Venez avec des bandages, des béquilles, un pansement sur l’œil ou tout ce qui pourrait symboliser la mutilation du peuple par l’État », lit-on sur l’une de ces pages. Dans l’une des vidéos partagées, Antoine, Axelle, Robin, Antonio témoignent : « Nous, bien sûr, on doit réapprendre à vivre avec nos handicaps. Avec tout ce que notre traumatisme implique. Mais il ne faut pas se cacher que ce sera très difficile. Ce qui pourra nous apaiser, c’est qu’enfin ces armes soient définitivement interdites. »
Le traumatisme, Christian Tidjani le porte depuis neuf ans. Sa vie a été bouleversée alors que son fils a pris un tir de LBD 40 en plein visage. Les faits remontent à octobre 2010 : Geoffrey, 16 ans, manifeste devant le lycée Jean-Jaurès de Montreuil (Seine-Saint-Denis) contre la réforme des retraites. Il déplace une poubelle pour bloquer son bahut lorsqu’un policier appuie sur la gâchette, invoquant la « légitime défense ». Bilan : fractures du visage et une hémorragie à l’œil. Aujourd’hui, Geoffrey, 24 ans, a subi huit interventions chirurgicales et n’a jamais repris une scolarité normale. « Mon fils ira chez le médecin toute sa vie, nous confie son père. Son mal de crâne ne s’arrête pas, même avec des traitements médicamenteux très lourds. Il a perdu tout espoir et a commencé à péter des câbles. Il a même mis le feu à sa chambre… Il a sombré psychologiquement au moment où le policier s’est pourvu en cassation, en 2017. Pendant sept jours, il a été interné en hôpital psychiatrique. » Militant au sein de l’Assemblée des blessés, Christian Tidjani conclut : « Si les blessés n’obtiennent pas réparation, ils se feront justice tout seuls dans la rue. Ils sont en train de créer de nouveaux monstres… »
Marie Barbier, Lola Ruscio et Émilien Urbach
(Photo : Marie Magnin/Hanslucas)