Le 12 mars dernier, je disais sur ce blog (Immersion napolitaine) ma découverte de la saga L’amie prodigieuse contée par Elena Ferrante. Et ma surprise. Agréable. La richesse et la complexité des personnages. J’ai depuis poursuivi et achevé la lecture des quatre tomes. Celle-ci a confirmé ma première impression. Je ne m’attarderai pas sur l’amitié fusionnelle de Lila et de Lenù – bien qu’il s’agisse là du cœur même de l’ouvrage - ni sur les évènements heureux ou malheureux que vivent les divers protagonistes ; j’ai choisi de comparer ce que nous savons de l’histoire de l’Italie, à la description du climat social et politique décrit par l’auteure, des années 50 (Lila et Lenù sont nées en 1944) à 2005.
Cette seconde moitié du XXe siècle est celle de la sortie du fascisme mussolinien et de la domination électorale de la Démocratie chrétienne qui dirige l’Etat en connivence parfois avec la Mafia. Le Parti communiste Italien dans l’opposition arrive en seconde position et talonne la D.C. Le Parti Socialiste Italien bien que non marginal est alors loin derrière ces deux formations. La croissance économique rapide du pays au lendemain de la seconde guerre mondiale connaîtra un ralentissement autour de 1962 pour repartir dans les années 80. Les années 90 se caractérisent par de sévères mesures d’austérité promulguées par l’Etat italien. L’Italie, avec Berlusconi entre en 1995 dans l’ère de l’ultra libéralisme débridé. A partir des années soixante se sont constitués des groupes qui se disent communistes et prônent la lutte armée en réponse à une menace de fascisation du régime. Ils sont fermement combattus par le PCI. Les attentats se multiplient fomentés par l’extrême-droite et l’ultra-gauche. Le leader Démocrate chrétien Aldo Moro favorable à une alliance avec les Communistes sera assassiné en 1978 par les Brigades rouges. Le Parti Communiste Italien sous l’impulsion d’Enrico Berlinguer, secrétaire général de 1972 à sa mort en 1984, prend ses distances avec l’Union Soviétique, prône l’eurocommunisme et se prononce en faveur d’un « compromis historique » avec la Démocratie chrétienne. Son influence connaîtra son apogée lors des élections européennes de 1984. Pour la première fois, il devance la Démocratie chrétienne. Son influence ensuite déclinera et il se sabordera en 1991. Son héritier politique Refondation Communiste ne dépassera pas les 6%.
Les quatre livres de la série L’amie prodigieuse reflètent ces développements politiques avec cependant quelques impasses sur lesquelles je reviendrai.
Le personnage principal est Naples et plus particulièrement – presque exclusivement – le quartier très pauvre où sont nés Lila (Raffaella Cerullo), Lenù (Elena Greco) et la plupart des héros de l’ouvrage. Quelle que soit la situation économique du pays, le quartier reste englué dans la pauvreté. Les périodes de progrès économique de l’Italie qui bénéficient à certaines parties de la ville ne touchent jamais ce quartier. Les pauvres restent pauvres et sont pour beaucoup tributaires de la Mafia et de son aide intéressée. Celle-ci est très présente à travers les frères Michele et Marcello Solara et de leur mère l’usurière Manuela et son redouté carnet rouge.
Sur cette extrême misère vont se manifester des comportements divers: faire du fric pour s’en sortir à tout prix; étudier pour changer de classe sociale ; lutter frontalement contre ce régime d’exploitation, par la voie parlementaire pour certains, par la lutte armée pour d’autres ; composer avec cette société inhumaine et obtenir quelques améliorations marginales.
Lenù sera une brillante élève et deviendra une auteure reconnue. D’après Pietro son mari « elle prenai[t] toujours des positions médianes […] Il ironisa sur mon demi-féminisme, mon demi-marxisme, mon demi-freudisme, mon demi-foucaldisme et mon demi-subversivisme ». « Ma vie entière se réduirait à une bataille mesquine pour changer de classe sociale. » reconnaîtra-t-elle à la fin de sa vie.
Nino Sarratore, son amour d’enfance et qui deviendra son amant avec qui elle aura sa troisième fille Imma, brillant causeur, versatile, attiré quand il était étudiant par les idées révolutionnaires mais incapable ensuite de se séparer de la riche famille de son épouse ; proche de la famille d’intellectuels socialistes les Airota, il sera élu député socialiste en 1983 en défendant l’idée que le monde a changé et qu’il faut s’en accommoder. « L’exploitation de l’homme par l’homme et la logique du profit maximal, qui par le passé avaient été vues comme des abominations, étaient redevenues partout la clef de voûte de la liberté et de la démocratie » (T.4, p.492). Nino sera accusé de corruption comme d’ailleurs Guido Airota.
Pietro Airota, le fils de Guido et d’Adèle, universitaire, mari de Lenù et père de deux de ses enfants, sans rompre avec sa famille socialiste, adhèrera au PCI alors que sa sœur Mariarosa sera proche de l’ultra-gauche. Il approuvera les tentatives de rapprochement avec la DC.
Pasquale Pelouso, fils de communiste et membre lui-même du PCI dont il sera le secrétaire de la section du quartier, évoluera vers les Brigades rouges, sera accusé de l’exécution de Manuela Solara et de plusieurs activistes d’extrême-droite. Il sera contraint à la clandestinité ; arrêté et emprisonné il ne se reniera pas contrairement à Nadia la fille de Mme Galiani, leur ancienne professeure de lycée. Lenù son amie d’enfance, tout en étant révulsée par ses « crimes » le soutiendra et organisera sa défense.
Enzo Scanno est communiste et sans trahir son copain d’enfance Pasquale, il restera fidèle à ses engagements.
Enfin il y a Lila, l’héroïne principale de la saga d’Elena Ferrante. Intelligente, manipulatrice avec une certaine dose de méchanceté mais capable de générosité ; entreprenante, créatrice…Indomptable dans son enfance, elle le restera toute sa vie. Excellente élève, autodidacte. Pour sortir de sa situation, elle épousera Stefano un riche épicier, mal dégrossi, brutal, mais très vite elle le quittera. Epouse de riche puis ouvrière d’usine, déléguée ouvrière et enfin chef d’entreprise, elle fera voter communiste aux élections de 1983. Imprévisible, elle disparaîtra soudainement à l’automne de sa vie, comme évaporée, sans que son fils ni ses ami(e)s ne sachent ce qu’elle était devenue.
Au lendemain de la guerre, à travers Don Achille qui mourra assassiné, les anciens trafiquants du marché noir sont très présents et considérés par les habitants du quartier comme responsables de tous leurs malheurs. La Mafia dont tout le monde peu ou prou dépend est également omniprésente.
Les communistes existent. On en suit plusieurs dans leur parcours. Par contre il n’est fait à aucun moment référence au « compromis historique » avec la Démocratie chrétienne prôné par le Parti communiste Italien à la suite de l’écrasement sanglant de la révolution chilienne en 1973.
Alors que le Pape Jean XXIII a promulgué en 1961 l’encyclique Mater et Magistra qui condamne le libéralisme économique et préconise une politique plus sociale et qu’en 1962 s’ouvre le concile Vatican II qui va confirmer une importante ouverture au monde de l’Eglise catholique, celle-ci en tant qu’institution n’est pas non plus présente – bien que les rites religieux soient « sacrés » dans l’Italie des années 50-60 (l’horreur de la mère de Lenù quand elle apprend que sa fille ne se mariera pas religieusement). Le successeur de Jean XXIII, Paul VI, principal artisan de l’échec du « compromis historique » n’est pas non plus évoqué. Par contre, le tremblement de terre du 23 novembre 1980 qui fit 2916 morts et quelque 20 000 blessés à Naples est décrit avec une grande intensité dramatique.
Deux impasses majeures donc. C’est dommage car ces quatre romans (L’amie prodigieuse, Le nouveau nom, Celle qui fuit et celle qui reste, L’enfant perdue), contrairement à d’autres, se déroulent sur un fond social et politique très proche de la réalité.
Une lecture que l’on quitte avec regret et qui n’est pas réservée au seul lectorat féminin.
Bernard DESCHAMPS
16/07/2018