A l’occasion de la sortie du livre de Roger Martelli « Communistes en 1968, le grand malentendu » (Editions sociales, mai 2018), j’ai relu les documents - sténogrammes des rencontres entre le PCF, le PCT et le PCUS, déclarations et communiqués du Bureau politique et du Comité Central du PCF – au sujet de l’intervention militaire des pays du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie.
Quelles réflexions m’inspire cette lecture à cinquante ans de distance ?
En 1968, j’étais depuis trois ans en congé de l’enseignement, recruté comme « secrétaire particulier » (c’était l’appellation de l’époque) par le maire de Nîmes Emile Jourdan et j’étais membre du bureau de la fédération communiste du Gard. Je n’avais donc pas de responsabilités nationales et je ne serai élu député que dix ans plus tard. J’étais cependant très investi dans la vie politique de mon parti le PCF et j’ai suivi avec angoisse et passion l’évolution de la situation en Tchécoslovaquie.
Avec le recul, la déclaration du Bureau politique du PCF qui le 21 août exprime sa « réprobation » de l’intervention militaire me parait faible. Aujourd’hui j’emploierais le terme « condamnation », mais en 1968 après réflexion elle m’apparut justifiée. Contrairement à notre attitude en 1956 à propos de la révolte à Budapest, c’était la première fois dans l’histoire que nous critiquions publiquement une décision de l’Union Soviétique. Je dois avouer que je m’étais interrogé sur l’éventualité d’une telle intervention que je ne rejetais pas à priori, sensible à la gravité de la situation qui se développait en Tchécoslovaquie et qui risquait, pensais-je, de remettre en cause le socialisme dans ce pays, d’affaiblir le « camp socialiste » et de créer de ce fait un rapport des forces plus favorables à l’impérialisme donc d’aggraver le danger de guerre mondiale. Mon raisonnement – nous étions nombreux dans le parti à le partager- était erroné. D’une part, la libéralisation en Tchécoslovaquie bien qu’elle donnât des possibilités accrues de propagande aux forces internes hostiles au socialisme ne créait pas une situation contre-révolutionnaire contrairement à ce qu’affirmait Léonid Brejnev. Sur ce point Dubceq le responsable du PCT avait raison. Ensuite et surtout, je n’étais pas encore complètement débarrassé des conceptions qui privilégiaient les mesures autoritaires au détriment du travail de conviction politique et, bien qu’attaché au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, je n’en tirais pas toutes les conséquences logiques. Par contre, Annie mon épouse qui participa en avril-mai 68 à Prague à une délégation officielle de la direction confédérale de la CGT, en revint persuadée que les Tchécoslovaques, bien que critiques sur certains aspects, soutenaient massivement le pouvoir socialiste et elle condamna vigoureusement l’intervention militaire.
Le PCF condamna effectivement
A la lecture des documents, il apparaît nettement que Waldeck-Rochet et Jean Kanapa (qui prit note des divers entretiens), le Bureau politique et la majorité du Comité central du PCF « condamnaient » – bien que le mot n’ait pas été employé – cette intervention en Tchécoslovaquie. Ils s’étaient auparavant élevés contre la lettre des 5 (Bulgarie, Hongrie, Pologne, RDA, URSS) rendue publique et qui constituait une ingérence dans les affaires intérieures du Parti communiste Tchécoslovaque et de l’Etat. Et la correspondance confidentielle du BP du PCF à Léonid Brejnev en date du 23 juillet est claire qui critique la lettre des 5 car « elle engage un processus qui peut avoir les conséquences les plus graves… ». Elle insistait : « Ainsi que vous l’a déclaré le camarade Waldeck-Rochet, une intervention militaire en Tchécoslovaquie constituerait une véritable catastrophe… »
Ne pas donner prise à l’antisoviétisme
On remarque une nette différence entre la prudence, la retenue des communiqués officiels de la direction du PCF et la franchise avec laquelle celle-ci s’opposait dans les entretiens privés à l’orientation soviétique. C’est qu’en effet, elle ne voulait pas alimenter une campagne antisoviétique. Et elle ne perdait pas l’espoir d’infléchir la position du PCUS. C’est le sens des démarches entreprises par Waldeck-Rochet auprès des uns et des autres. Ces démarches étaient-elles illusoires ? Il fallait en tout état de cause les tenter, mais sans doute y avait-il encore chez nous à tous les échelons une sous-estimation de la profondeur du désaccord avec le PCUS sur la conception même du socialisme.
Le souci de ne pas alimenter l’antisoviétisme afin de ne pas affaiblir le « camp socialiste » et de préserver la Paix dans le Monde, nous conduisit à approuver ce que l’on a appelé « la normalisation » et qui n’était pas, contrairement à certaines affirmations, une reconnaissance comme un fait accompli de l’atteinte grave portée à la souveraineté de la Tchécoslovaquie. En effet, la déclaration du BP du PCF du 2 septembre qui approuve l’accord conclu le 27 août entre les dirigeants soviétiques et tchécoslovaques, rappelle notre désapprobation de l’intervention militaire ; « souhaite le développement de la démocratie socialiste définie par le CC du PCT en janvier 1968 » et se prononce pour « le retrait progressif des forces d’intervention ». Le terme « progressif » étant cependant restrictif.
L’évolution du PCF
Une évolution en profondeur de notre parti était en marche amorcée depuis plusieurs années et accélérée par le bouillonnement démocratique que nous venions de vivre en mai-juin. J’ai fait l’école centrale de 4 mois du parti, fin 68-début 1969. Le choc fut rude entre les partisans d’une évolution et les tenants de l’orthodoxie. Rompant avec une tradition bien établie d’utilisation des manuels rédigés en URSS, la direction de l’école nous fit étudier l’économie politique directement dans le Capital de Marx.
En décembre 68, le comité central du PCF adopte ce que nous avons appelé le Manifeste de Champigny dont le projet fut rédigé par Jean Kanapa. Nous le savons par Francis Cohen. Jean, que j’ai beaucoup fréquenté pendant les années où il « suivait » la fédération du Gard ne nous en ayant modestement jamais fait part. Ce manifeste, qui sera en 1971 enrichi et développé dans Changer de Cap, programme pour un gouvernement démocratique d’union populaire, servira de base à l’élaboration du Programme Commun de la Gauche de 1972 et sera confirmé et prolongé au 22e congrès du PCF en 1976. Il constitue à mes yeux l’acte fondateur du cours nouveau donné à la politique du PCF après le grand mouvement populaire de mai-juin 1968. On y précisait, tenant compte de l’histoire de notre pays, notre conception de la marche française au socialisme dans la pluralité des partis politiques en passant par une étape intermédiaire que nous appelions « démocratie avancée ». Pour y parvenir nous préconisions une voie pacifique et appelions à la réalisation de l’union des partis de gauche. C’était une rupture radicale avec la conception soviétique. Une avancée décisive dans la recherche d’une voie moderne, originale, d’accession au socialisme. Mais cette voie s’inscrivait dans une démarche de sommet : union des états-majors des partis de gauche ; élaboration par en haut du programme ; planification démocratique, etc, qui à l’expérience montrera ses limites et nous conduira à réfléchir aux moyens à mettre en œuvre pour que le peuple soit lui-même réellement acteur du changement, pas en dehors et contre les partis politiques qui sont indispensables à la démocratie et ont donc leur rôle à jouer, mais en relation avec eux.
L’enjeu du prochain congrès du PCF en 2018
Cette réflexion est loin d’être achevée et c’est à mes yeux l’enjeu majeur de notre prochain congrès dont le projet de texte d’orientation indique : « Par ses propositions, sa capacité d’analyse et d’initiative, le Parti communiste se place au service de ce mouvement émancipateur. »
Bernard DESCHAMPS
5 juin 2018