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29 mai 2018 2 29 /05 /mai /2018 12:24

« Courez à l’imaginaire, autant qu’on circule

par les moyens les plus rapides ou les plus

confortables de locomotion. Plantez des

espèces inconnues dans des terres dilatées,

faites se rejoindre les montagnes. » (P.59)

   Ce traité n’est pas un ouvrage austère et pédant. C’est un chant. Son sous-titre est d’ailleurs Poétique IV. Un chant lyrique, coloré, musical, sorti des tripes, issu du fond des âges, passé au tamis de l’intelligence de l’écrivain martiniquais admirateur du poète surréaliste Yves Bonnefoy. Un élan, une modulation sensible pour rendre intelligibles des intuitions, des projections. Un échafaudage savant pour dire l’humain des cultures du Monde. Une broderie tissée d’inventions lexicales (folâtresques emmêlements, p.e.)  Un plaisir de lire, en même temps qu’une réflexion fouillée autour du concept d’identité.

   Depuis quelques années, ce mot fait fureur, au sens littéral. Sarkozy le jeta dans la mêlée pour stigmatiser l’étranger. L’extrême-droite l’a substitué au terme raciste, au point pour certains de se nommer désormais Les identitaires qui périodiquement défraient la chronique par des actes xénophobes criminels. Les antiracistes le récusent.

   D’où vient l’idée d’identité ?  « Ces Africains  traités par les Amériques portèrent avec eux, par-delà les Eaux Immenses, la trace de leurs dieux, de leurs coutumes, de leurs langages… » (P.19). Et il observe que « L’idée d’identité comme racine unique donne la mesure au nom de laquelle ces communautés furent asservies par d’autres, et au nom de laquelle nombre d’entre elles menèrent leurs luttes de libération. » (P.21)

    L’auteur fustige les prétentions occidentales, pour préserver leur « identité »,  à intégrer les nouveaux venus sur leurs territoires:   « …nous commençons à peine de percevoir qu’il est grande barbarie à exiger d’une communauté d’immigrés qu’elle « s’intègre » à la communauté qui la reçoit […] L’intégration est un rêve centraliste et autocratique. » (P. 210)

   Edouard Glissant distingue les  identités qui enferment et les identités qui ouvrent :  « …l’identité comme rhizome, allant à la rencontre d’autres racines. » (P.196).  Et il leur préfère le terme de trace..

   « La trace ne figure pas une sente inachevée où on trébuche sans recours, ni une allée fermée sur elle-même, qui borde un territoire. La trace va dans la terre, qui plus jamais ne sera territoire.» (P.20) « La pensée de la trace s’appose, par opposition à la pensée de système, comme une errance qui oriente. Nous connaissons que la trace est ce qui nous met, nous tous, d’où que venus, en Relation. » (P.18) Ou encore ceci : «  La pensée de la trace confirme le concept comme élan, le relate : en fait le récitatif, le pose en relation, lui chante relativité. » (P.83)

   Chantre de la créolisation, il est opposé « à la standardisation, à la banalisation, à l’oppression linguistique, à la réduction aux sabirs universels.» (P.85). « La mondialisation, conçue comme non-lieu, en effet mènerait à une dilution standardisée. »(P.192). « La créolisation ne conclut pas à la perte d’identité, à la dilution de l’étant. Elle n’infère pas le renoncement à soi. Elle suggère la distance (l’en-aller) d’avec les figements bouleversants de l’Etre. » (P.25)

   Il consacre à cet égard un long développement au Moyen-Age européen : « Le Moyen-Age européen fascine (P.92) ce n’est pas tout court pour la raison que l’Occident nous a longtemps imposé des modèles, à tous ou à peu près, avant que le mouvement des histoires des peuples eût précipité en nous d’autres modèles de la connaissance. […] le Moyen Age européen précieux à considérer. Par sa multiplicité d’abord. » Et il cite les centres flamand et nordique, celtique, occitan, provençal et italo-lombard, normand et de l’Ile de France. « Ces foyers s’influencent ou se combattent et connaissent vite le secret des rencontres avec d’autres lieux de la pensée… » (P.94)

    D’où cette définition du Tout-Monde : « J’appelle Tout-Monde notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant, et en même temps, la « vision » que nous en avons. La totalité-monde dans sa diversité physique et dans les représentations qu’elle nous inspire : que nous ne saurions plus chanter, dire ni travailler à souffrance à partir de notre seul lieu, sans plonger à l’imaginaire de cette totalité. » (P.176)     

   Pour illustrer sa réflexion, il évoque l’œuvre de quelques auteurs.    

   Il cite ces paroles d’Aimé Césaire (P.140):

                   « Je me suis, je me suis élargi – comme le monde –

                   et ma conscience plus large que la mer.

                   J’éclate. Je suis le feu. Je suis la mer.

                   Le monde se défait. Mais je suis le monde. »

    Il porte ce jugement sur l’auteur de Nedjma (P.148):« La rêcheur tragique de l’œuvre de Kateb Yacine, l’obstination de son existence, en ont fait une   figure tourmentée, secrète et lumineuse. Il ne vaguait dans aucune périphérie. »

    Concernant Mandela (P.154), il écrit : « Il n’a rien renié de ses racines thembue et xhosa, il garde la nostalgie de son pays d’enfance, et il est persuadé aussi que la société sud-africaine ne peut être que multi-raciale. » Tant il est vrai que : « L’œuvre ne va pas dans le monde sans retourner à la source. » (P.183

   De Michel Leiris (P.128), il rappelle : « Renfermé sur lui-même, prudent et souffrant s’il se trouve d’être timide, il faisait effort pour porter une attention non feinte ni de complaisance aux autres et au monde. »

   Quant à Léopold Sédar Senghor : « …son modèle est africain et, sous la solennité des formes, les couleurs  varient au gré du mouvement des fleuves et des assauts de brousse du pays noir. » (P.187)

   Et Jacques Berque enfin : «qui a tellement travaillé sur l’Islam, le monde arabe, les pays colonisés […] Il a toujours conçu l’approche de l’Autre dans une vision de la solidarité au monde. » (P.183) et il ajoute ceci :   « La clarté de sa pensée » s’accompagne « d’un appel au trouble, au mystère, d’une attention inquiète à ce qui se trame dans les dessous du réel, d’une approche de l’incompréhensible, de l’ineffable. Ce qui ne nuit en rien à la clarté. » (P.184)

  

   Puisse également sa remarque (P.157) sur les Religions du Livre faire réfléchir celles/ceux qui se laissent prendre au thème mensonger et dangereux de la guerre des civilisations : « L’Hébraïsme, la Chrétienté, l’Islam, relèvent de la même spiritualité de l’Un et de la même croyance en une vérité révélée. Trois religions monothéistes apparues autour du Bassin méditerranéen et qui ont engendré toutes trois des absolus de spiritualité et des combles d’exclusion, des élévations de suprême intensité, tout comme les mêmes fondamentalismes, tour à tour exacerbés. »

   Il définit ainsi la tâche du poète : « Dire son entour, son pays : dire l’Autre, le monde. » (P.252). « Le poète tâche à enrizhomer son lieu dans la totalité, à diffuser la totalité dans son lieu […] l’ailleurs dans l’ici et réciproquement. » (P.122

  Lisons et méditons Edouard Glissant : Traité du Tout-Monde, Poétique IV, Gallimard, août 1997 et mars 2018.

Bernard DESCHAMPS

29 mai 2018

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