L’historienne Ludivine Bantigny est une jeune universitaire, maître de conférences à l’université de Rouen-Normandie. Cet important ouvrage de 450 pages ( Editions du Seuil, 4 janvier 2018) rédigé, pour l’essentiel, à partir de nombreuses archives de presque toute la France, se singularise par rapport aux témoignages d’acteurs ou d’observateurs jusqu’alors publiés.
Remarquablement documenté, éclairant sur de nombreux faits ignorés ou insuffisamment connus, il nous apporte beaucoup. On le lit avec passion. On s’enthousiasme à l’évocation de certains faits, de certains épisodes. On est aussi parfois irrité – du moins je l’ai été – par certains jugements de l’auteure, voire par certaines erreurs historiques.
Sans sous-estimer le rôle important des étudiants – qui étaient alors infiniment moins nombreux qu’aujourd’hui – Ludivine Bantigny montre la place et l’engagement décisif de la classe ouvrière. Elle rappelle le contexte national et international dans lequel s’est déroulée la grève générale de quelque 10 millions de salariés en France : la fin de la guerre d’Algérie et la poursuite de la guerre américaine au Vietnam ; l’essoufflement de la croissance et les prémices de la crise économique ; le nombre et la vigueur des grèves et des actions revendicatives avant 1968, notamment au cours de l’année 67. « Le feu couvait sous la cendre depuis plusieurs années » (P.70). Cette analyse de la réalité tranche avec les relations tendancieuses de nombreux commentateurs.
Rappelant la phrase de Laurent Chollet dans L’insurrection situationniste : le plus « …artistique des mouvements politiques, le plus politique des mouvements artistiques » (P. 255), elle consacre de nombreuses et passionnantes pages à l’extraordinaire créativité de ce mouvement, alors que « Le poète [a] dégoupillé la parole » et que « l’imagination [est] au pouvoir » On lit avec infiniment d’émotion les poèmes nés à cette époque :
Nourrir le feu
Du moindre de mes os
Du collier de mes plaies
De mes rêves en sang
Se jeter tout entier
Dans cette joie nouvelle
Et faire de mon corps
Une Barricade.
(note 22, page 403)
Tout au long du livre, l’auteure témoigne, ce qui est son droit, d’une évidente sympathie à l’égard de la CFDT, mais cela justifie-t-il la caricature des positions de la CGT présentée comme freinant le mouvement ? (P. 102, 103) Allant jusqu’à citer à plusieurs reprises les appréciations malveillantes telles que « Pompidou, Séguy même combat ». Il y avait, c’est vrai, une divergence fondamentale entre les deux organisations ; la CFDT affirmait que la situation était révolutionnaire, alors que la CGT, après avoir puissamment contribué à l’essor du combat et à son éventuelle issue politique – le slogan le plus fréquent dans les manifestations était, s’adressant à De Gaulle : « 10 ans ça suffit ! » - prit acte avec responsabilité - contrairement à la CFDT et au PSU au stade Charléty à Paris - de l’impossibilité d’aller au-delà du stade revendicatif et s’employa alors à faire déboucher le mouvement sur le meilleur compromis possible. Quoi qu’en disent leurs détracteurs, les Accords de Grenelle concrétisent le plus important succès revendicatif depuis le Front Populaire de 1936. (pensons entre autres à l’augmentation de 37% du SMIG !). La victoire électorale de la droite à l’élection législative des 23 et 30 juin 1968 confirmera malheureusement cette analyse sur l’état de l’opinion publique. L’ayant interrogée à ce sujet à Nîmes mercredi soir, Ludivine Bantigny se livra à un étonnant plaidoyer en faveur des minorités agissantes, affirmant que les Révolutions ne sont jamais majoritaires…Comme en d’autres périodes de l’histoire, les révolutionnaires eurent à combattre en 68, ce que Lénine dans La maladie infantile du communisme, appelait « l’impatience petite bourgeoise ». Pour autant, cela n’excuse pas la sortie intempestive et condamnable de mon ami Georges Marchais à propos de « l’anarchiste allemand ».
Mais bon, cela fait partie du débat qui doit se poursuivre.
Par contre, j’ai été choqué qu’une historienne considérée comme sérieuse reprenne à son compte deux erreurs historiques graves. Pour elle, page 112 : « la position du Parti (PCF, ndlr) durant la guerre d’Algérie – [qui] n’évoquait pas l’indépendance mais la paix. » et, page 157, elle qualifie les grèves « des mineurs et des ouvriers des aciéries, à l’automne 1948 » de « grèves insurrectionnelles ». Ce qui est faux. Elle n’a pas du tout aimé que je lui rappelle que ce fut le prétexte invoqué par Jules Moch pour les réprimer. En ce qui concerne l’invasion de la Tchécoslovaquie en août 1968 par les armées du Pacte de Varsovie, elle écrit (P.365) que le PCF s’en « désolidarise ». En fait, le PCF a « désapprouvé » cette intervention. On peut regretter qu’il ne l’ait pas condamnée. Ce n’est pas une raison pour lui attribuer une position plus négative que celle qui fut la sienne.
Au total, une contribution au 50e anniversaire de mai-juin 1968 à lire, à méditer et à discuter.
Bernard DESCHAMPS
19 avril 2018