Les écrivains algériens de langue française, et plus généralement ceux/celles du Maghreb et d’Afrique, ne cessent de me surprendre.
J’ai souvent dit combien ils réenchantent notre langue par la sensibilité, la couleur et la musicalité singulières dont ils l’imprègnent. Rachid Boudjedra est de ceux-là qui la malaxe, l’étire, la comprime, la brise et la recompose. Comme « un butin de guerre », disait Kateb Yacine. Par ce travail de recomposition, de revitalisation, elle devient à la fois autre et semblable à elle-même, acquérant grâce à ce métissage un statut universel.
La dépossession (Editions Grasset, octobre 2017), comme Taba-Taba de Patrick Deville, procède à des rapprochements improbables dans le temps et l’espace, à des chevauchements d’époques, au télescopage de continents, à l’assimilation d’évènements dissemblables. Rachid Boudjedra nous fait voyager, flâner, divaguer au gré de son imagination.
Le narrateur, Rachid – qui n’est pas l’auteur, mais qui lui emprunte beaucoup, sans que l’on sache toujours qui est qui – déroule le film de sa vie depuis son enfance gâchée par l’obésité et les moqueries de ses camarades : « Totty Botty Boffy Moffy». Elève surdoué du lycée franco-musulman de Constantine, il aide un oncle à la comptabilité et sera hanté par le souvenir de deux tableaux échoués, on ne sait comment, dans le cabinet d’expert-comptable de cet oncle : La prise de Gibraltar d’Al Wacity (12e siècle) et La mosquée de la place du gouvernement à Alger par Albert Marquet qui vécut vingt-cinq ans en Algérie, s’y maria avec Marcelle Martinet, une Pied-noire communiste. Rachid admire M. Albert, l’antifasciste et son épouse Marcelle. Après l’obtention du baccalauréat, il monte au maquis, mais l’indépendance acquise, il sera déçu par le FLN, « Ce FLN que nous avions tant adulé. Ce FLN qui avait conduit une vraie révolution… », et il aura le sentiment d’avoir été dépossédé de ses rêves (La dépossession). Il ne pardonnera pas à un fonctionnaire corrompu d’avoir fait raser la villa du couple « Djenane Sidi Saïd », sur les hauteurs d’El Biar, qui avait été donnée au Ministère de la Culture pour devenir un Musée.
C’est une des faces de la réalité algérienne à laquelle mes amis me reprochent parfois gentiment d’être aveugle, aveuglé, disent-ils, par mon affection pour ce pays. Cette réalité est celle de la lutte des classes qui, après l’union « sacrée » scellée dans le combat contre l’occupant colonial, a, après 1962, repris ses droits. Mais à la différence de ceux qui, aveuglés par leur haine, la dénigrent, je vois dans l’Algérie d’aujourd’hui – par-delà les changements politiques et sa conversion à l’économie de marché – l’attachement d’une large partie du peuple aux idéaux de Novembre. Et c’est cela, c’est vrai que je privilégie. Je persiste et je signe !
Le récit de Rachid (le narrateur ou l’auteur ?) est peuplé des êtres qui l’ont marqué : un père commerçant, grand voyageur, nationaliste et « cavaleur » impénitent ; sa mère rivée à ses machines à coudre, qui vit douloureusement les frasques de son mari et ne se remet pas du suicide de son fils aîné homosexuel ; la flamboyante Zora sa demi-sœur et Céline son épouse qui s’était donnée à lui à l’âge de quinze ans en réaction à son milieu de colons racistes ; Kamel son copain de toujours ; la tante Mamia écrasée par un tramway ; l’oncle Ismaël et son associé juif M. Jacob Timsit. Mais Il « descend en flammes », l’Orientaliste Etienne Dinet (« un mauvais peintre »), Eugène Delacroix (« un bon peintre mais un flic ») et André Gide qu’il considère comme des suppôts du colonialisme. Et la guerre, présente comme un personnage diabolique, tout au long des pages, du pogrom de Sétif, Guelma, Kherrata à l’invasion de l’Irak par les USA…
Son récit est jalonné de textes d’Ibn Khaldoun, de Faulkner, de Marco Polo, de lettres d’Albert Marquet à son ami Henri Matisse…De la musique d’Oum Kalthoum (Samirtou saoutaa-ne haa-tifaa-ne fi sahar…) et Abou Nawas, « le chantre musulman du vin » (Kassara el djaraa-ta ramdane…) au 3e concerto de Rachmaninoff. Tantôt haché, répétitif comme un pizzicato; tantôt s’enroulant, se déployant en une sarabande, son style, changeant comme la lumière d’Alger, nous tient en haleine.
Ne tenons pas rigueur à l’auteur d’avoir attribué à Bigeard l’assassinat de Larbi Ben M’hidi revendiqué par le colonel Aussaresses dans la nuit du 3 au 4 mars 1957 et non le 11 février, date de la mort de Fernand Iveton. Les romanciers et les poètes peuvent, n’est-ce pas, prendre quelques libertés avec l’histoire dans la mesure où ils en respectent l’esprit.
Parmi la floraison de livres et de films, ces derniers temps, sur l’Algérie, il faut lire « ces drôles de bruits » sous le crâne de Rachid Boudjedra, ces «…Effluves de levure rancie ; sinuosités liquoreuses, ânonnements de mots muets qui retombaient dans mon crâne à la manière de flocons de neige molle ; fourmillements ondulatoires ; fibrilles ; traces ; fêlures ; coupoles ; structures géométriques ; horizons à forme horizontale ; débris de phrases peintes au safran ; résidus – aussi – de rêves effrités ; solidifications alcalines ; nodosités violettes ; vomissures nauséeuses ; macérations vineuses ; formes coniques. »
Bernard DESCHAMPS
12/01/2018
(Tableau: La mosquée de la place du gouvernement)