J’ai hésité à acheter ce livre (Flammarion, août 2017). Une histoire de « harki ». Je m’étais dit : « Encore un livre à la gloire de l’Algérie française ! » J’avais tort. C’est un roman humain, sensible, pudique. Le roman du déracinement. Un déracinement vécu différemment par trois générations. Ali qui a dû quitter l’Algérie en 1962 parce qu’il n’avait pas choisi le bon camp. Son fils Hamid qui adolescent avait entrepris la lecture du Capital de Marx et qui est acquis à l’idée d’indépendance. Naïma sa petite fille de vingt-cinq ans, née en France et qui hésite à aller dans le pays qu’elle ne connaît pas, de ses parents. Et autour d’eux une noria de personnages pétris comme eux de contradictions et si profondément humains.
Ali, le grand-père dénonça des militants du FLN. Il est sans doute indirectement responsable de la mort du Loup de Tablat. C’est donc un criminel qui n’a pas de sang directement sur les mains et qui, par ailleurs, fut un chef de famille et un père attentif et aimant. Yema la grand-mère, mariée à quatorze ans, a mis au monde dix enfants. Elle est l’archétype de la mère dans une société où, comme l’affirme le proverbe kabyle: « La maison où il n’y a plus de mère, même quand la lampe est allumée, il y fait nuit». A l’opposé, Naïma est une jeune femme libre de notre temps.
Et puis il y a l’Algérie, ses couleurs, ses sons, ses parfums. Et son peuple si accueillant. La rencontre, après beaucoup d’hésitations, de Naïma et de sa famille qu’elle ne connaissait pas, sur la crête au-dessus de Palestro (Lakhdaria), est bouleversante. Cette chaleur humaine est celle que découvrent celles et ceux qui vont dans ce pays proche et pourtant méconnu. Naïma a cette remarque : « Je m’y sens bien ». C’est ce que j'éprouve également lors de chacun de mes séjours, bien que je n’y aie aucune attache familiale.
La guerre d’indépendance dans sa cruelle réalité est tout au long présente. L'historienne Sylvie Thénault, que nous avions invitée en 2012 à Nîmes pour un colloque dans le cadre du 50e anniversaire de l’indépendance a guidé l’auteure dans ses recherches. Le sort des supplétifs de l’armée française et de leurs familles dans les camps dont ceux de Rivesaltes et de Saint- Maurice-l’Ardoise dans le Gard – 30 000 sur 1 500 000 furent accueillis en France en 1962 – est traité avec réalisme mais sans pathos. Les violences pratiquées de part et d’autres pendant la guerre par le FLN et par l’armée française sont avérées, mis à part peut-être le massacre de Melouza que certains historiens attribuent non pas au FLN mais au MNA de Messali Hadj. J’ai cependant une réserve importante sur ce point. Je ne me résous pas renvoyer dos à dos la violence des opprimés et celle des oppresseurs, de la France en l’occurrence. Et je ne crois pas que ce soit la condition pour construire une amitié durable entre nos deux peuples. Au contraire. Le peuple algérien a en effet été contraint à la guerre par l’injustice et la cruauté de la colonisation.
Le titre du roman « L’art de perdre », emprunté à la poétesse américaine Elisabeth Bishop, nous invite à perdre nos a priori, nos préventions à l’égard de ce pays et de ce peuple auquel tant de liens nous rattachent.
Bernard DESCHAMPS
25/11/2017