« Le 4 mai 1956, quelques jours après le rappel des « disponibles » par le gouvernement Guy Mollet, 77 % des mineurs algériens du Gard font grève pour l’Indépendance de l’Algérie et le soutien à l’A.L.N. (Armée de Libération Nationale (143). La participation sera de 87 % le 5 juillet 1956, jour anniversaire de la prise d’Alger le 5 juillet 1830. Le 5 juillet chaque année sera très suivi.
Mais la démonstration la plus probante sera apportée par la grande grève de huit jours du 28 janvier au 4 février 1957 à l’occasion de l’Assemblée générale de l’O.N.U. qui avait inscrit la question algérienne à son ordre du jour. Le F.L.N. était alors militairement en difficulté. Il lui fallait «montrer d’une façon plus décisive l’adhésion du peuple algérien au F.L.N. son unique et authentique représentant» (144). Les chiffres de participation cités par les Renseignements Généraux du Gard sont impressionnants. Un rapport (145) fait état de 91 % de grévistes dans la région d’Alès, (moins de 5,8 % seulement sur Nîmes). Les participations les plus élevées sont enregistrées dans la mine et le bâtiment. Les chiffres sont un peu plus faibles dans la chimie et la métallurgie. Péchiney tente d’en profiter pour licencier deux militants algériens qui seront réintégrés à la suite des interventions de la C.G.T. et de la C.F.T.C.(146). Une autre note des R.G. précise : « la grève (dans la mine, ndlr) est à son 4ème jour, se déroule dans le calme et est suivie par 91 % des travailleurs nord-africains». De fait, il n’y eut pas de piquets de grève (147). Les R.G. annoncent 93 % de participation les 30 et 31 janvier et une perte quotidienne de 300 tonnes de charbon( 148).
Comment expliquer les écarts de participation entre le 27 janvier et le 3 février ? Selon le témoignage de Boukhenchouch El Khier (Rencontre du 28 juillet 2010) le FLN aurait organisé un tour de rôle afin de mettre ses militants à l’abri d’une révocation qui était prononcée après trois jours d’absence.
Ce mot d’ordre de grève de huit jours avait également été suivi aux Constructions Modernes Françaises à Bagnols-sur-Cèze, le 1er février 1957, par 69 travailleurs algériens sur 79. En plusieurs lieux les commerçants nord-africains avaient baissé leur rideau.
Ces chiffres sont d’autant plus remarquables qu’un débat avait précédé cette action. Certains préconisaient un seul jour de grève afin de limiter les risques de répression et les pertes d’argent. La direction du F.L.N. décida 8 jours, c’est-à-dire le mot d’ordre le plus audacieux et qui fut parfois jugé aventureux. Après coup, des dirigeants comme Ben Khedda (149) critiquèrent ce mouvement en considérant qu’il avait été trop coûteux en donnant prétexte à Massu pour engager la bataille d’Alger qui se termina par la quasi-disparition du F.L.N. dans la capitale. El Moudjahid du 1er février 1958 (150), par contre, écrivait : «la grève générale a marqué un grand tournant dans la révolution algérienne». Au vu de son succès dans le bassin minier des Cévennes, je crois que l’on peut dire comme Mahfoud Kaddache (151) «malgré toutes les pertes la grève a été une victoire politique».
Une anecdote, à ce sujet mérite d’être rapportée. A la veille du déclenchement de cette action, la Direction des Houillères avait menacé les mineurs algériens qui feraient grève de leur interdire ensuite l’entrée de la mine. La Fédération régionale des mineurs CGT répliqua en menaçant d’appeler l’ensemble des mineurs à la grève si cette menace était mise à exécution. Une rumeur malveillante se propagea indiquant que la C.G.T. s’apprêtait à faire grève contre les Algériens. Les dirigeants locaux du F.L.N. demandèrent à prendre connaissance du rapport que Jean Fabrègue (152), secrétaire de la fédération régionale devait présenter devant le bureau du syndicat. Ce qu’il accepta volontiers et les responsables algériens purent se convaincre de la compréhension de la C.G.T. Cet incident en dit long, à la fois sur le doute qui existait dans l’esprit de ces responsables, mais aussi de la confiance qu’ils avaient malgré tout dans le mouvement ouvrier français. C’est qu’en effet, cette action avait lieu quelques mois après le vote, le 12 mars 1956, des pouvoirs spéciaux à Guy Mollet – que celui-ci utilisa pour intensifier la répression en Algérie et en France. Ce vote jeta un trouble durable dans les relations entre les communistes et le F.L.N.; entre la C.G.T. – considérée comme la courroie de transmission du P.C.F. – et le mouvement de libération nationale. Sans détruire cependant entièrement la confiance bâtie sur une longue expérience de luttes communes.
Les Algériens avaient décidé de faire grève – eux seuls – et non pas fondus dans la masse des autres travailleurs. Ils avaient pris ce parti sur le territoire même du pays dont ils combattaient la politique colonialiste, les armes à la main. Dans un pays dont les dirigeants étaient résolus à employer tous les moyens de répression y compris la torture. Et ces grèves avaient lieu sur le mot d’ordre le plus élevé qui soit, celui de l’Indépendance pour leur pays, ce qui en France était considéré comme une atteinte à la sûreté de l’Etat. Ils attaquaient ainsi frontalement la puissance coloniale, les mains nues, à visage découvert, sur le sol métropolitain. La réussite de telles actions ne pouvait pas être obtenue par la terreur. Elle nécessitait un haut niveau de conscience politique et un grand courage individuel. Les R.G. peu suspects de sympathie pour les Algériens noteront (153) : les «éléments moyennement évolués (Alès) traditionnellement fidèles à la France» estiment que «l’indépendance nationale est un fait inéluctable». Il fallait aussi que les Algériens soient assurés de la compréhension et de la sympathie du mouvement ouvrier français. »
Bernard Deschamps, in Le fichiez Z, éditions El Ibriz, 2013
Notes :
143 - Archives Départementales du Gard, CA 1357.
144 - Mahfoud Kaddache, table ronde citée.
145 - Archives départementales du Gard, CA 1357, RG N° 106 du 2 février 1957. 146 - ADG, CA 1357.
147 - ADG, CA 1357.
148 - ADG, CA 1357, R.G. note du 1er février 1957.
149 - Cité par Mahfoud Kaddache, table ronde Paris 26-27 mars 1996. Ben Khedda Benyoucef était un ancien dirigeant « centraliste » du MTLD rallié au FLN.
150 – Ibidem
151 - Mahfoud Kaddache, texte cité.
152 - Témoignages de Mohammed Krim et de Jean Fabrègue, 3 juin 2003.
153- Archives départementales du Gard CA 1203,, RG n°158, 15 avril 1957.