« La guerre - qui ne dit pas son nom - va, avec l’année 1957, connaître une nouvelle aggravation. Le Général Massu, auquel le gouvernement français octroie des pouvoirs de police, engage la bataille d’Alger qui va se dérouler de février à août-septembre. Ratissages, arrestations massives, interrogatoires « poussés »... se généralisent et s’amplifient, en dehors de la légalité et de toute garantie juridique.
Du 28 janvier au 4 février, à l’occasion du débat à l’O.N.U. sur la question algérienne, les Algériens du Gard font grève à l’appel du F.L.N. Dans une note du 1er février, les R.G. d’Alès précisent (29) : « La grève F.L.N. est à son 4ème jour, se déroule dans le calme et est suivie par 91 % des travailleurs nord-africains ». « Sans aucun piquet de grève », indique une autre note. Bien suivie dans la région d’Alès, elle ne l’est que par 5,8 % des travailleurs algériens de la région de Nîmes. Les Houillères reconnaissent une perte quotidienne de 300 tonnes de charbon (30). Pendant la grève, les militants de la C.G.T. collectent des signatures pour la paix et ils s’opposeront, ainsi que la C.F.T.C., au licenciement par Péchiney à Salindres de deux grévistes qui seront réintégrés.
Du 20 au 27 janvier, les communistes organisent une semaine d’action, à laquelle participent les comités de paix et l’Union des Femmes Françaises. L’Union des Jeunesses Communistes de France qui vient d’être créée et dont le secrétaire départemental est Robert Jonis (31), appelle à manifester pour le « cessez le feu, la négociation, contre le rabiot, contre tout appel de conscrits sous les drapeaux avant l’âge de 20 ans et pour la démobilisation immédiate de tous les maintenus ». Les jeunes communistes gardois sont très actifs au cours de cette semaine d’action, comme le remarquent les R.G. (32). Dans la nuit du 25 au 26 février, des affiches du P.C.F. sont placardées sur les murs de Nîmes : « Le seul moyen d’aboutir au cessez le feu, c’est de reconnaître le droit à l’indépendance du peuple algérien » (33). Le 1er mars, Léon Feix, membre du bureau politique du P.C.F. et Robert Gelly (un gardois, responsable national de l’U.J.C.F.), ainsi que Gabriel Roucaute tiennent meeting à Nîmes. Celui-ci, qui devait se dérouler à la Galerie Jules Salles, a été interdit par le Préfet. Il se tient au Prolé, Rue Jean Reboul. Les R.G., le 2 mars (34) : « Selon l’orateur, il n’y a pas d’autre issue que la négociation et l’instauration d’une véritable politique sociale qui permettra de resserrer les liens d’amitié qui existent entre français et musulmans ». Ainsi le P.C.F. qui fait monter l’exigence d’indépendance, réaffirme dans le même temps, la nécessité de relations amicales nouvelles entre nos deux peuples. Que ne l’a-t-on écouté ? Ainsi, peut-être, aurait pu être évité le fossé de sang qui va encore creuser et aboutira, en 1962, à l’exode massif et douloureux de nombreux « Français d’Algérie » vers la métropole.
La torture était déjà une pratique courante dans les commissariats, bien avant cette date. Dans un article publié le 5 avril 1956 par Le Monde, le Professeur Henri Irénée Marrou avait dit : « Je ne puis éviter de parler de gestapo ». Le 7 mars 1957, le Général Pâris de la Bollardière qui en condamne le principe même, demande à être relevé de ses fonctions. D’autres la justifient. C’est le cas du R.P. Delarue, aumônier de la 10ème division parachutiste, qui prononce, en mars, un sermon au cours duquel il déclare : « Entre deux maux, faire souffrir pour un temps un bandit pris sur le fait, qui, du reste, mérite la mort, et de l’autre, laisser massacrer des innocents que l’on pourrait sauver si l’on pouvait grâce aux révélations de ce criminel, anéantir la bande, il faut sans hésiter choisir le moindre : un interrogatoire efficace sans sadisme » (35). Dans une note en date du 19 mars 1957, le Général Massu officialise cette position et recommande que « ces méthodes [les interrogatoires efficaces, ndlr], soient admises, en nos âmes et consciences, comme nécessaires et moralement valables ».(36) Cette note sera publiée par la revue Les Temps modernes et dans une brochure du comité Audin (37). Par contre, l’ancien résistant Paul Teitgen, secrétaire général de la Préfecture d’Alger - en désaccord - se démet de ses fonctions le 24 mars. Le 27 mars, l’Express de Jean Jacques Servan-Schreiber publie la lettre du Général de la Bollardière. Le Nouvel Observateur et la revue Esprit évoquent également les tortures. La Marseillaise sera saisie, le 6 juin, pour avoir publié une lettre de militants socialistes algériens qui les dénoncent.
Ces révélations, douze ans après la fin de la seconde guerre mondiale, produisent un choc dans un département où de nombreux résistants ont été eux-mêmes torturés par la milice ou la gestapo. Le 12 avril 1957, à l’occasion d’une journée nationale d’action du Mouvement de la paix contre la torture et la répression en Algérie, à laquelle s’associent la C.G.T., l’Association Républicaine des Anciens Combattants (A.R.A.C.) et l’Union des Jeunes Filles de France (communistes), le P.C.F. édite un tract de 4 pages : « La vérité sur les tortures » qui sera largement diffusé et dont les R.G. du Gard disent qu’il « provoque une émotion certaine » (38). Les mêmes avaient évoqué la « campagne des communistes gardois contre les tortures en Algérie » avec la précision suivante : « La campagne des communistes gardois contre la nomination du Général Speidel marque un temps d’arrêt au profit de la protestation contre les tortures en Algérie » (39) et le 20 mai (n° 1157) ils avaient mentionné la diffusion dans le département de « Feuilles de route » de l’Action catholique, contre la torture (40). De multiples réunions sont organisées par le Secours Populaire avec la participation de Josette, l’épouse d’Alban Liechti, de Maître Charles Lederman, célèbre avocat parisien et de Julien Lauprêtre, le président national du Secours Populaire.
Pendant une longue période, un militant communiste gardois, Gabriel Bergonnier, président départemental du Secours Populaire, sera particulièrement actif, unissant dans un même combat l’action pour la paix en Algérie et contre la torture, le soutien aux 36 gardois poursuivis depuis 1956 et la solidarité au jeune soldat Alban Liechti.
Plusieurs de ces réunions (Nîmes, Beaucaire ...) seront interdites par le Préfet du Gard. Début mai, Guy Mollet se rend à Alès et à Bessèges. Les routes du Gard, badigeonnées au cours des nuits précédentes, lui parlent de « Paix en Algérie ». Le 2 Juin, Etienne Fajon est à Vauvert où il s’adresse à 300 personnes. La fête annuelle du P.C.F., à Cassagnoles, les 29 et 30 juin, réunit 3 000 participants au lieu de 1 000 l’année précédente (41). Gabriel Roucaute, dans son allocution, appelle à multiplier les efforts pour la paix en Algérie. Le 21 juillet, 55 personnalités gardoises, dans une déclaration remise à la presse, saluent « les progrès de l’esprit de négociation qui se manifeste dans les milieux les plus divers ». Parmi elles, des maires : M. M. Allovon, maire de Bellegarde ; Belin, maire de Beauvoisin ; Arnal, maire de Saint Etienne des Sorts ; Cestin, maire de Beaucaire ; Delpuech, maire des Salles du Gardon ; Le Dr Guigou, maire adjoint de Vauvert ; Sabatier, maire de Vallabrègues ; Paul Janin, conseiller municipal du Vigan ; le Dr Jean Bastide, conseiller général, ainsi que M.M. Castan Dubourg, ancien résistant, Paul Marcelin, Ismaël Testanière, Madame Gisèle Sugier de l’Union des Femmes Françaises, etc...
Une étape a été franchie en Algérie dans la violence et la cruauté. Dans le même temps, un plus grand nombre de nos concitoyens prend conscience du caractère injuste et meurtrier de cette guerre. Cela n’est pas étranger au verdict modéré qui, en définitive, mettra un terme aux poursuites intentées contre les 36. Lorsqu’en avril 1958, les Editions de Minuit publieront le témoignage, rédigé en novembre 1957 par Henri Alleg, La Question (42), celles et ceux qui pouvaient encore douter de la réalité de la torture, devront se rendre à l’évidence. C’est, en effet, le premier témoignage direct de quelqu’un qui en porte les traces et qui a échappé à la mort. Henri Alleg, directeur, de 1950 à 1955, du journal Alger Républicain, le seul quotidien ouvert à toutes les tendances de l’opinion démocratique et nationale algérienne, a dû passer dans la clandestinité en novembre 1956 afin d’échapper aux mesures d’internement qui frappent la plupart des collaborateurs du journal depuis son interdiction en septembre 1955. Henri Alleg, qui est membre du Parti Communiste Algérien, est arrêté le 17 juin 1957 par les paras de la 10ème D.P. et séquestré à El Biar dans la banlieue d’Alger. Son récit bouleversant qui connaîtra une large diffusion, contribuera, de façon décisive, à une nouvelle prise de conscience du caractère de cette guerre.
Mais restons, pour l’instant, à l’année 1957. Le 23 juin s’est tenu le congrès départemental des socialistes (S.F.I.O) du Gard qui précède le congrès national de Toulouse des 27, 28 et 29 juin. Parmi les 250 délégués (43) présents : Edgar Tailhades, Paul Béchard, Robert Gourdon, Jean Bastide, A. Peyric et Paul Janin. « C’est la situation en Algérie qui fut à la base des débats (R.G. déjà cité) de ce congrès, qui revêtirent parfois une grande intensité »... « avec plus ou moins de valeur oratoire, mais avec un égal accent de sincérité et de conviction, en vue de trouver une solution à ce douloureux problème ». Quatre motions sont soumises au vote des délégués gardois, qui recueillent les suffrages suivants (44) :
- Motion Commin du comité directeur favorable à la politique de Guy Mollet 33 mandats
- Motion Defferre favorable « à des négociations secrètes sans attendre le cessez le feu » 75 mandats
- Motion dite des 81 (Marceau Pivert et Daniel Mayer) 10 mandats
- Motion présentée par le Dr Jean Bastide soutenue par Robert Gourdon et le Dr Guigou « « partisans d’un cessez le feu immédiat » 10 mandats Au congrès fédéral du 8 janvier 1956, Jean Bastide s’était déjà prononcé pour la « Paix en Afrique du nord » et « l’union avec les communistes » (45).
Paul Béchard et la section socialiste d’Alès, qui jusqu’alors avaient soutenu Guy Mollet et Robert Lacoste, se rallient à la motion Defferre. La politique de guerre à outrance conduite par Guy Mollet, Robert Lacoste et François Mitterrand n’obtient, dans le Gard, que 33 mandats sur 129. Elle est très largement minoritaire.
Un homme, un militant, un élu socialiste y contribua de façon décisive : le Docteur Jean Bastide, médecin directeur du Sanatorium hélio-marin du Grau du Roi et conseiller général du canton d’Aigues-Mortes, que j’ai eu la chance de rencontrer souvent, à partir de 1956 lorsque je fus nommé instituteur à Aigues-Mortes, puis élu 1er adjoint à la municipalité de cette ville. Jean Bastide, né le 7 octobre 1905 à Anduze, dans un ménage d’instituteurs (Profession de foi d’un enfant du siècle, La Mirandole, Pascale Dondey éditeur, mars 1995), avait été le dirigeant départemental des Mouvements Unis de la Résistance (M.U.R) et, à partir de 1944, l’organisateur du service de santé du maquis.
Engagé « dans l’idéologie du socialisme démocratique » depuis 1933, il avait été élu conseiller général socialiste en 1945 et se consacrait aux questions de la santé au sein de l’Assemblée départementale. Profondément imprégné des conceptions humanistes des fondateurs de l’Ecole publique (il avait beaucoup d’admiration pour son père) et marqué par la Résistance au nazisme, il sera parmi les premiers à comprendre l’aspiration des peuples colonisés à l’indépendance. »
Bernard Deschamps in Les Gardois contre la guerre d’Algérie, éditions El Ibriz, 2013
Notes :
29 - ADG, CA 1357, RG du 1er février 1957.
30 - Id. Les Gardois contre la guerre d’Algérie.
31 - Le secrétaire départemental adjoint était Robert Fernand et le trésorier Vincent Talamoni.
32 - ADG, CA 1357, RG n° 157 du 21 janvier 1957.
33 - ADG, CA 1357, RG –BA 104/VA/PF du 26 février 1957.
34 - ADG, CA 1357, RG du 2 mars 1957.
35 - Cité par Pierre Vidal-Naquet dans La raison d’Etat. Le Cardinal Feltin, vicaire général des armées, aurait par la suite approuvé cette opinion.
36 - Cette note a été photographiée clandestinement par Jacques Inrep qui effectuait son service militaire.
37 - Maurice Audin, jeune mathématicien, militant du Parti Communiste Algérien, disparu après avoir été arrêté par les paras de Massu.
38 - ADG, CA 1203, RG n° 207 du 20 mai 1957.
39 - ADG, RG n° 120 du 17 avril 1957.
40 - ADG, CA 1203.
41 - ADG, CA 1203, RG n° 267.
42 - La Question a été rééditée le 9 juillet 2000 par L’Humanité-hebdo, grâce au concours de Jérôme Lindon et des Editions de Minuit.
43 - ADG, CA 1203, RG n° 171 du 24 juin 1957.
44 - ADG, CA 1203, RG n°171 du 24 juin 1957
45 - ADG, CA 1225, RG n° 3 du 9 janvier 1956.