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8 décembre 2016 4 08 /12 /décembre /2016 16:36

 

   Cécilia, une de mes petites-filles, m’accompagne pour la première fois en Algérie. Quelles vont être ses impressions sur ce pays qu’elle ne connaît pas et où nous n’avons aucune attache familiale ? L’affection que je porte à ce peuple trouve son origine dans les combats auxquels j’ai participé pour son indépendance. Pour Cécilia qui a 27 ans c’est de l’histoire ancienne : l’Algérie a arraché son indépendance il y a 64 ans, plus du double de son âge…Comment sera vécue cette rencontre par une jeune femme de formation universitaire qui exerce un métier de notre temps, communicante, qui vit pleinement son époque et qui a déjà voyagé dans plusieurs pays lointains ? Elle ne manquera pas de comparer avec un autre pays, Cuba qui a également conquis son indépendance par les armes et qu’elle a visité avec ses parents.

 

Samedi 29 octobre 2016

11 heures. L’avion de Cécilia venant de Paris vient d’atterrir. Je suis arrivé de Marseille depuis une heure. Nous nous retrouvons dans l’immense hall moderne de l’aéroport Houari Boumediene.

Premier contact avec la réalité algérienne. La presse quotidienne évoque, souvent en page Une, les luttes revendicatives. « Le bras de fer se durcit » titre El Watan à propos des retraites anticipées, tandis que Liberté affirme « Retraites : Sidi Saïd (secrétaire général du syndicat UGTA, ndlr) s’attaque aux grévistes ».  L’éditorial d’El Moudjahid traite du Salon International du Livre où nous irons cet après-midi. Il est aussi question dans L’Expression des bases américaines de drones installées en Tunisie : « Le coup de poignard de Carthage » et Le Quotidien d’Oran fait sa première page sur les luttes internes au FLN.

Mohamed nous attend pour nous conduire à l’hôtel où nous déposerons nos bagages avant de nous emmener au SILA.

En raison de l’affluence, il nous dépose loin des halls d’exposition que nous rejoindrons à pied. Je suis une nouvelle fois subjugué par cette foule à l’évidence de condition modeste. Ce sont souvent des familles avec les enfants. Ils ne sont pas venus uniquement pour les merguez et les beignets qui, comme dans toute fête populaire, embaument l’atmosphère, c’est la fête du livre. La plupart portent des sacs en plastique qui contiennent leurs achats. Nous nous frayons avec difficulté un passage  dans les allées du salon pour rejoindre le stand d’El Ibriz où Samira Bendris mon éditrice, son mari Hillal et leurs collaborateurs nous accueillent chaleureusement pour la dédicace de mon dernier livre « Chroniques algériennes, 2006-2016 ».

Ce soir, nous recevons au restaurant de l’hôtel nos amis les plus proches,  Belkacem Khazmat, Félix Collozi et son épouse, Mahmoud Arbadji, Rachid Boussaïd, Tahar El Hocine et Zoheir Bessa auxquels se sont joints Samira et Hillal. Tous sont heureux de faire la connaissance de Cécilia.

 

 

 

Dimanche 30 octobre

Notre première tâche est d’acheter les journaux. Les luttes revendicatives, continuent de faire la Une. « L’escalade », titre Le Temps. El Moudjahid proche du pouvoir lance à ce sujet un « Appel à la raison ». L’Expression évoque « La grand-messe du FLN » et Liberté les problèmes internes du parti RND membre de la majorité présidentielle.

Nous consacrons notre journée à Tipaza et à Cherchell sur les pas d’Albert Camus et d’Assia Djebar.

Lors de chaque visite du site archéologique le même émerveillement me saisit. La belle lumière d’automne caresse les pierres mordorées, joue de leurs  blessures, exalte leurs formes sculptées par le temps qui se détachent sur le bleu du ciel et leur confère une noblesse et un charme incomparables. A leur pied, la mer verte bat les rochers du rivage et les couvre d’écume. Je repense aux paroles de Camus dans Retour à Tipaza : « En ce lieu, en effet, il y a plus de vingt ans, j’ai passé des matinées entières à errer parmi les ruines, à respirer les absinthes, à me chauffer contre les pierres, à découvrir les petites roses, vite effeuillées, qui survivent au printemps. ». C’est dans ces ruines, avec en toile de fond le djebel Chenoua que, cette année, je lis un passage de La femme sans sépulture d’Assia Djebar.

Nous sacrifierons ensuite à la tradition d’un délicieux (et pantagruélique)  repas de poissons grillés avant d’aller à Cherchell. Une belle ville, riche de la présence ancienne et actuelle d’une importante garnison militaire. Sur la place ombragée ornée d’une monumentale fontaine en bronze, nous échangerons quelques mots avec des joueurs de pétanque heureux de nous rencontrer. Le musée malheureusement est fermé depuis seize heures trente. Nous ne pourrons voir que les mosaïques de l’extérieur.

A notre retour à l’hôtel, nous aurons la joie de retrouver MM. Kalhed Mouaki Benani et Smaïl Dahman, deux anciens consuls qui étaient en poste à Montpellier et avec qui j’ai noué une solide amitié. Au cours du repas, nous aurons un échange très riche au sujet de la nouvelle Constitution de l’Algérie adoptée l’an dernier. Ils nous expliquent que le Président et l’Etat ont fait le choix de ne pas créer un poste de vice-président qui aurait accentué le caractère présidentiel du régime. Ils ont opté pour un régime plus parlementaire en octroyant au Parlement de nouvelles prérogatives et en confortant le Premier ministre dans son rôle de chef du gouvernement.

 

Lundi 31 octobre

Nous allons vivre la journée d’un Algérois moyen. Les journaux évoquent la visite d’inspection du Président Bouteflika au chantier de la Grand Mosquée, « Une œuvre emblématique », titre El Moudjahid en page Une. « Djamaa El Djazaïr s’apprête à entamer la phase des finitions », écrit La Tribune. De fait, nous avons pu constater en venant de l’aéroport que le chantier est bien avancé. Le minaret qui devrait atteindre 270 mètres (dont la faisabilité est contestée par certains techniciens) en est à mi-hauteur. La future Grande Mosquée d’Alger, en construction à Mohammadia en face de la baie d’Alger (à l’est de la capitale), sera le troisième édifice religieux musulman au monde après les mosquées de Médine et de La Mecque en Arabie Saoudite. Le projet comprend 12 bâtiments indépendants disposés sur un terrain d’environ 20 hectares. Cette mosquée sera également dotée d’une salle de conférences, d’un musée d’art et d’histoire islamiques, d’un centre de recherche sur l’histoire de l’Algérie, de locaux commerciaux, d’un restaurant, de bibliothèques et d’un parking de 6 000 places. El Watan pour sa part indique : « Le Président renoue avec les sorties sur le terrain », mais consacre sa première page à « La colère après la mort  d’un jeune marchand de poisson (au Maroc, ndlr). Le quotidien Liberté se préoccupe du prix du pétrole et affirme à propos de l’OPEP: « L’accord piétine ». Tous les journaux évoquent en cette veille de Fête nationale, l’Appel du 1er novembre 1954.

Nous faisons nos courses au marché Meissonnier. (C’est aussi curieusement le nom d’une des branches de la famille d’Annie : les Mourgues et les Meissonnier). Les étals présentent des montagnes de légumes et de fruits disposées avec art. Nous faisons provision de fruits pour notre repas de midi. Cécilia souhaitait acheter des figues mais ce n’est pas encore la saison. Par contre il y a un choix infini de dattes charnues et moelleuses.

Ensuite nous déambulerons sans but précis dans les rues d’Alger. Ah ! le charme de l’Avenue Didouche Mourad; la foule bariolée de la rue Larbi Ben M’hidi où nous rendrons visite à la Librairie du Tiers-Monde, admirerons le nouveau musée le MAMA et boirons un thé au Milk Bar où le 30 septembre 1956, Zohra Drif  déposa une bombe qui explosa en réponse à l’attentat perpétré par des policiers français d’extrême-droite le 10 août précédent, rue de Thèbes dans la Casbah.

L’après-midi, nous prenons le métro à la Grande Poste (qui va être transformée en musée) pour aller au Jardin d’essai du Hamma. J’avais pris le métro la première fois en 2011, le lendemain de son inauguration par le Président. Cinq ans plus tard, il est toujours aussi propre. Pas un tag. Pas une dégradation. Aucun papier ne traîne. Nous achetons un pass-voyages illimités pour la journée que nous payons 150 DA soit 1,25€ ce qui représente 1/120e de SMIG algérien au lieu de  1/89e à Paris (12,85€). Le Jardin d’Essai est lui aussi très bien entretenu et propre. Nombreuses sont les familles avec des enfants qui en ont pris possession. Seule Cécilia a payé l’entrée mais celle-ci est gratuite pour les personnes âgées. Le Zoo est pris d’assaut. Nous éprouvons un sentiment de tristesse devant les animaux en cage – bien qu’ils soient en bon état - dont le pedigree est affiché en français et en arabe. Nous monterons ensuite au Makam Echahid par le téléphérique très sollicité en cette veille de 1er novembre. De là, la vue s’étend sur toute la baie d’Alger.Grandiose !

 

Mardi 1er novembre

En ce jour de fête nationale, les journaux traitent tous de la portée de l’appel à l’insurrection du 1er novembre 1954 et de la signification qu’ils lui donnent. Evidemment les leçons qu’ils en tirent sont aussi diverses que leurs lignes éditoriales. Tous continuent d’évoquer les grèves décidées par les syndicats autonomes. La Tribune, El Moudjahid, l’Expression appellent à « la paix sociale »  et relaient la déclaration  du Président Bouteflika qui évoque la sécurité face au terrorisme, la situation économique de l’Algérie et appelle à stabilité politique. Liberté parle de « mise en garde ».

La ferveur populaire autour de l’anniversaire du 1er novembre 1954 ne se dément pas. J’ai été réveillé la nuit dernière par les klaxons des voitures qui, à partir de minuit, sillonnaient les rues de la ville. Et cela dura, dura… Ce matin au cimetière de Cherarba la foule est encore plus dense que les années précédentes et notre car a des difficultés à trouver une place pour se garer. C’est Mahmoud Arbadji, désormais responsable de l’Organisation des Anciens Moudjahidine pour l’ensemble de la wilaya d’Alger qui fait le discours. Un discours vibrant fortement applaudi avant qu’un imam dise une prière. Nous participons ensuite à la cérémonie au monument qui vient d’être érigé à la mémoire d’Ali la Pointe et de ses compagnons, sur le port, à l’entrée de la ville. De grandes mosaïques retracent la bataille d’Alger et le martyre des chouhada de la rue des Abderames. Au milieu, trois statues dorées représentant Ali, Petit Omar et Habiba Ben Bouali. Mahmoud Bouhamidi a été oublié. Comment expliquer une telle faute vécue douloureusement par mes amis de la Casbah ? Inexplicable et impardonnable.

Comme chaque année nous allons déposer des fleurs et nous recueillir sur la tombe d’Henri Maillot au cimetière d’El Madania. Nous nous recueillons également sur celle proche de Pierre et de  Claudine  Chaulet.  Démarche pleine de sens sur les tombes de ceux qui croyaient au ciel et de celui qui n’y croyait pas. Nous ne pourrons malheureusement pas atteindre le cimetière de Bologhine pour rendre hommage à Fernand Iveton en raison des embouteillages provoqué par le défilé patriotique de la Grand Poste à la Place des Martyrs.

Longue et instructive conversation le soir au cours du repas auquel nous avons invité M. le Ministre Ali Haroun et M. le Président Mostefa Boudina. Une belle et riche leçon d’histoire pour Cécilia par des acteurs de tout premier plan.

Mercredi 2 novembre

Nos amis de l’Organisation Nationale des Moudjahidine  nous attendent à leur siège de la Zone Autonome historique, Rue Bourhas, pour une visite de la Casbah.

On pense connaître la Casbah et on la redécouvre à chaque visite. La vieille cité ottomane avec ses rues étroites dont il faut escalader les marches de pierres, ses toitures qui se touchent et ses lourdes portes cloutées, respire le mystère, l’aventure. Le souvenir des pirates barbaresques imprègne ses murs et les exploits de ses enfants pendant la guerre d’indépendance sont dans toutes les mémoires. N’est-ce pas Petit Omar qui détale là-bas porteur d’un message pour Ali la Pointe ? A soixante ans de distance, nous distinguons encore les hurlements de la soldatesque et les you-you des femmes lancés des terrasses…Le sourire de Larbi Ben M’Hidi face à ses geôliers ne nous quitte pas.

Cette année nous avons le privilège d’être guidés par Mahmoud Arbadji. Il y est né. Il en connait chaque pierre, chaque porte. Les lieux de mémoire n’ont pas de secrets pour lui. La rue de Thèbes a conservé les traces de l’attentat fasciste du 10 août 1956. De sa fenêtre, une voisine qui a vécu ce drame, l’évoque pour nous. Nous faisons bien sûr une halte  rue des Abderames  au musée consacré à Ali la Pointe et à ses compagnons. Nous ferons dans la maison où Mahmoud est né une rencontre étonnante : un ancien officier de l’Armée des frontières dont l’épouse sort d’une armoire un classeur qui conserve religieusement photos, livret militaire, citations qu’il est heureux de nous montrer. Son quartier, pendant la décennie noire, était occupé par les terroristes. Il est resté sur place et a résisté. Il en est sorti vivant. Nous faisons de nombreuses haltes devant les fontaines afin de prendre des photos.

Comme nous en avions convenu, Annie Steiner nous attend à midi à l’hôtel. Elle est heureuse de faire la connaissance de Cécilia qui est émue de rencontrer cette grande dame. Une héroïne de la bataille d’Alger. Annie évoque longuement pour nous la situation de l’Algérie qui l’inquiète.

22 heures, aéroport Houari Boumediene

Depuis longtemps je rêvais d’aller dans le Tassili N’Ajjer. C’était aussi le rêve de Cécilia.

Les récits d’Henri Lotte explorateur du Sahara et de Paul-Emile Victor au Groënland ont enflammé ma jeunesse. J’étais alors Eclaireur de France, le mouvement laïque du scoutisme dont ils étaient commissaires nationaux.

L’attrait du mystère des contrées lointaines, brûlées de soleil ou prises dans les glaces. Inhospitalières. Une soif d’aventure qui ne se traduisit pas quelques années plus tard par une volonté de conquête et de domination mais nourrit au contraire le besoin de faire connaissance avec des êtres à la fois semblables et différents de nous. Un besoin d’altérité qui se transforma en engagement anticolonialiste.

Je vais à près de 85 ans faire la connaissance d’un de ces mondes. Je n’étais en effet jamais descendu au-delà de Taghit et de Ghardaïa à la porte du désert saharien.

« Vous êtes fou ! », m’a-t-on dit avant notre départ. Cette région, c’est vrai, est fortement déconseillée par le Ministère français des Affaires Etrangères qui l’a située en zone rouge. Une attaque terroriste avec prise d’otages a d’ailleurs eu lieu en janvier 2013 sur le site gazier d’In Aménas à 650 km au nord de Djanet. Il était hors de question que je fasse prendre le moindre risque à Cécilia. Depuis des mois je me tiens donc quotidiennement informé de la situation géopolitique et en particulier de l’évolution de la situation autour de Mossoul et en Libye. Ma crainte est que Daech chassé d’Irak, de Syrie et de Syrte en Libye se redéploie dans le Sahel. C’est aussi la crainte des autorités algériennes qui sécurisent les frontière libyenne et nigériane et multiplient les initiatives diplomatiques afin de coordonner l’action des pays limitrophes. Le ministre algérien Messahel est très actif dans ce domaine, mettant en garde les occidentaux contre une éventuelle intervention militaire qui ne pourrait qu’aggraver la situation. Nous avons donc un plan B : si l’accès à Djanet est trop dangereux nous irons à Constantine saluer notre ami Tahar Arbaoui et à Guelma  où la famille de Oucine nous attend.

Les autorités algériennes avec lesquelles je suis en relation m’assurent que la région de Djanet est sécurisée. C’est aussi l’opinion de mon ami El Madani qui est sur place. Nous partons donc ce soir pour Djanet.

 

Jeudi 3 novembre, 2 heures du matin

El Madani et deux de ses amis nous attendent à l’aéroport. Nous avons mis deux heures pour venir d’Alger. Notre avion de la compagnie Air Algérie est à l’heure. El Madani qui a tenu à être présent durant notre séjour a fait le trajet en bus depuis Melbou  où il habite. Un voyage éprouvant de 2400 km dans le désert. Comment lui manifester notre reconnaissance ?

La route qui relie l’aéroport à Djanet, à 35 km., est goudronnée. Nos amis nous ont réservé des chambres dans l’Auberge Résidence de l’ONAT dont le jeune directeur Larbi nous accueille. Nous apprendrons bientôt que ses deux grands-pères ont été mineurs à La Grand’Combe. Que le monde est petit ! L’Auberge a été aménagée dans l’ancienne forteresse coloniale Charlet qui a été rénovée mais a conservé ses murs crénelés et ses anciennes casemates. Les chambres sont petites mais meublées agréablement dans des styles touareg et kabyle et la literie est très confortable.

Le  Fort Charlet a été  construit en 1911 par le Capitaine Edouard Charlet sur la colline qui domine El Mihane. Les Français chassés de Djanet en 1916 réoccuperont la ville en 1919.

Juste retour, ce soir des militants anticolonialistes, amis des habitants originaires de cette région, prennent leurs quartiers dans cet ancien fort colonial.

La nuit a été courte mais nous avons bien dormi. En attendant nos amis qui viendront nous prendre à l’auberge, j’écris douillettement installé, adossé à des coussins, sous la tente touareg qui occupe la quasi-totalité d’une des terrasses.  En face, la longue crête rocheuse et ses pentes arides éclairées par le soleil levant passent de l’ocre au marron avec d’imperceptibles reflets verts. Avec Cécilia, nous sommes donc sous la tente. Une grande tente de 8m/8m recouverte d’un tissage en poils de chameaux de couleur beige avec de longues bandes marron. Les côtés sont fermés par des tentures tissées également et le sol recouvert de tapis de couleurs vives. Une banquette habillée de coussins en fait le tour. A nos pieds, Djanet s’éveille. La palmeraie étire la masse verte bien irriguée de sa végétation. Alors qu’elle était avant 1962 la propriété d’un seul colon, elle est aujourd’hui divisée en parcelles qui ont été attribuées à des particuliers qui récoltent les dattes et cultivent des légumes non pour les commercialiser mais pour leurs besoins personnels. Par instants, la plainte d’un chevreau égratigne le silence. L’élevage des chèvres, pour leur viande notamment,  est dans cette région une activité importante.

Ce matin nous visiterons Djanet et nous rendrons visite aux autorités. Le Président, les Vice-présidents et le Sénateur RND nous reçoivent à l’APC. Ils sont heureux de recevoir des Français. Ils ont également reçu Ségolène Royal et ses enfants qui étaient les hôtes du Président de la République dont la résidence est située au-dessus de notre Auberge et qui ont quitté Djanet il y a quarante-huit heures. Nous allons ensuite saluer le juge Rabi Dahman, frère de l’ancien consul-adjoint de Montpellier M. Smaïl Dahman, qui a retardé son retour sur Alger pour faire notre connaissance. Très chaleureuse rencontre.

En début d’après-midi, nous embarquons sacs à dos et duvets dans le 4X4 d’Abdou notre guide touareg, chargé jusqu’à la limite de ses capacités de matelas, de casseroles, de matériel de cuisine, de légumes, de viande, de farine et de divers ingrédients. Sur le toit un chargement de bois et une pelle indispensable si nous nous ensablons. Nous quittons bientôt la route goudronnée pour la piste et au moutonnement des dunes succèdent des massifs rocheux aux formes tourmentées, sculptés par les vents violents en certaines saisons. L’un d’eux abrite La vache qui pleure gravée dans la pierre. Ce chef d’œuvre  nous a été légué par les pasteurs du Sahara alors habité il y a environ 5 000 ans. Ces portraits de vaches dont la tête est penchée vers le sol comme pour y boire sont émouvants de réalisme et d’élégance. Que veut nous dire ce doux regard triste  tourné vers nous et d’où s’écoule une larme ?

Nous poursuivons notre route, si l’on peut dire car nous faisons du hors-piste, slalomant dans des couloirs de plus en plus resserrés au milieu de  hautes roches aux dents acérées comme les mâchoires gigantesques d’une meute menaçante. L’enfer de Dante.

   

   Au milieu du chemin de notre vie

je me retrouvai par une forêt obscure

car la voie droite était perdue.

   Ah dire ce qu’elle était est chose dure

cette forêt féroce et âpre et forte

qui ranime la peur dans la pensée

        La divine comédie, l’Enfer, Chant I

  

   Là font leurs nids les affreuses Harpies,

qui chassèrent les Troyens des Strophades

avec les présages de leurs malheurs futurs.

    Elles ont de larges ailes, cou et visage humains,

les pieds griffus, un grand ventre emplumé ;

elles se lamentent sur les arbres étranges.

                                        Chant XIII

 

Une embardée nous ramène à la réalité. Nous voici au sommet d’une dune. Les roues patinent et nous glissons sur l’autre pente. Devant nous, un tumulus entouré de deux cercles de pierres. C’est un monument funéraire datant du néolithique. A quelque distance un éléphant de pierre si vrai que je ne peux croire qu’il soit l’œuvre de la nature comme nous l’affirment nos accompagnants. Ce sera le sujet de débats passionnés.

Nous roulons depuis des heures. Le véhicule tangue comme une embarcation ballotée par la mer. Une mer de sable. Les rayons obliques du soleil sculptent les dunes. L’après-midi est déjà bien avancé, il nous faut trouver un emplacement pour la nuit. Celui-ci ne peut être prévu à l’avance car les dunes ne sont pas immobiles, elles se déplacent au gré du vent. Abdou choisit une sorte de cuvette à l’abri du vent de sable, certes léger, qui s’est levé et obscurcit l’horizon. Trois tentes sont montées éloignées les unes des autres pour respecter l’intimité de chacun. Abdou dormira dehors sur un tapis au pied de son 4X4.

Abdou Borgi a, nous dit-il, autour de quarante ans. Né dans le désert, sa date de naissance est incertaine. C’est un véritable nomade qui, comme nous le verrons, ultérieurement est mal à l’aise sur une chaise. Sa position préférée est jambes croisées à même le sol. Autodidacte, il est étonnement cultivé et parle un français riche et châtié. Bien que jeune, il est le plus ancien guide agréé du Tassili N’Ajjer. Il a monté sa propre entreprise dont le site est www.essendilene-voyages.com

 

Peu à peu l’ombre progresse sur les flancs des collines de sable qui nous entourent. Un croissant de lune et l’étoile du berger se précisent dans un ciel qui bientôt déroulera sous nos regards émus la constellation de la voie lactée en marche vers l’est. El Madani s’est retiré un peu à l’écart pour la prière du soir tandis qu’Abdou après avoir creusé un foyer dans le sable y enflamme des branches sèches d’acacia.

Alors que souvent un sentiment de tristesse m’étreint à la tombée de la nuit, ce soir, bien que nos téléphones soient muets, dans un silence absolu, paradoxalement j’éprouve une grande paix.

Abdou a longuement malaxé une boule de pâte de farine de blé destinée à la tagéla qu’il étale dans le sable brûlant dont il a retiré les braises et qu’il recouvre de cendres chaudes. A côté, dans une marmite mijotent les légumes qui, avec du beurre de chèvre, accompagneront la tagéla pour notre souper qui sera couronné, après les fruits, par la cérémonie du thé.

« Vous avez les montres, nous avons le temps », cet axiome touareg résume une philosophie de vie illustrée par la cérémonie du thé. Car il s’agit bien d’une cérémonie avec son long rituel. Le thé est infusé une première fois en transvasant plusieurs fois l’eau bouillante entre deux théières en de longs jets jusqu’à ce que se forme une mousse légère. Ce premier thé est « amer comme la vie ». Une seconde infusion donnera un thé « fort comme l’amour » et une troisième infusion un thé « suave comme la mort ». C’est le cycle de la vie et qui boit le premier thé doit boire les suivants.

Nous nous endormons sous les étoiles, minuscules fragments d’humanité dans l’immensité du désert. Dans la nuit des pas furtifs autour de la tente me réveilleront. Je sortirai la tête de mon  sac de couchage, c’est une gerboise attirée par cet objet insolite en toile. Une lumière bleutée, diffuse, dispensée par les étoiles, enveloppe les dunes alentour, donnant à cet univers minéral un aspect irréel. Je reste de longues minutes assis dans le sable. Perdu dans cette vastitude, nos préoccupations terrestres me paraissent hors du temps.

 

Vendredi 4 novembre

Nous nous réveillons à l’aube avec l’ambition de gravir une dune pour admirer le lever du soleil. Cécilia y parviendra. Je resterai à mi-côte, ma canne enfoncée dans le sable qui en gardera prisonnier l’embout en caoutchouc. Après le petit déjeuner nous repartons en 4X4. Nous sommes toujours hors-piste. Nous contournons des dunes. Nous en gravissons d’autres. Abdou cède le volant à Cécilia qui s’en tire ma foi fort bien. Nous nous arrêtons pour tenter d’approcher un groupe de chamelles qui, avec leurs petits, broutent les quelques brins d’herbe rachitiques qui ont subsisté depuis la dernière pluie. En prenant notre temps, après d’infinies précautions, elles finissent par accepter de se laisser caresser. Leurs pattes de devant sont entravées afin de limiter leurs déplacements. Pourtant nous n’apercevons aucun campement de nomades à proximité. Nous en rencontrerons un une heure plus tard dont les hommes sont absents partis à la recherche de leur troupeau. Les fillettes entourent Cécilia et la regardent avec admiration comme une apparition céleste. Un peu plus tard nous rencontrerons près d’un point d’eau un berger et son troupeau de chèvres.

Les massifs rocheux se font à nouveau plus denses sillonnés de couloirs étroits dans lesquels nous nous engageons. Leurs formes fantasmagoriques nous donnent à nouveau l’impression d’être aux portes de l’enfer.

Au plafond d’une cavité rocheuse peu profonde d’une dizaine de mètres d’ouverture figurent trois personnages dont le buste, l’abdomen et les jambes sont triangulaires. De la tête avec un seul œil qui évoque une tête d’oiseau partent deux bras filiformes prolongés par ce qui semble être des bâtons comme en utilisent les bergers. Ces personnages sont en mouvement. Leur démarche est élégante. Ce qui me frappe le plus dans ces scènes peintes ou gravées est l’extraordinaire capacité des artistes de ces temps lointains à exprimer le mouvement, la vitesse. La vie. Ce n’est là qu’une infime partie d’un fabuleux trésor qui compte plus de 15 000 dessins et gravures.

Nous retrouvons ensuite les dunes,  parsemées de touffes d’alfa. C’est l’heure du repas de la mi-journée qu’Abdou va nous préparer. Avant de repartir, nous ferons la vaisselle. Sans doute vous interrogez-vous : avec quelle eau ? Il n’y a aucun point d’eau à proximité et il n’est pas question d’utiliser les précieuses bouteilles d’eau minérale que nous avons emportées pour nous désaltérer. Je renoue avec mes années de scoutisme. Comme mes compagnons, je nettoierai gamelles, assiettes et couverts en les frottant de sable. Le sable fin du Sahara est d’une efficacité remarquable donnant à la vaisselle une brillance que les détergents chimiques sont incapables de lui donner. Quant à l’aspect sanitaire, Inch Allah !

A mon âge je me fatigue vite. Nous rentrerons à Djanet un peu plus tôt dans l’après-midi afin que je puisse dormir un peu. J’en suis désolé pour mes compagnons. Ils sont très sympas, ils comprennent.

 

 

 

 

 

Samedi 5 novembre

Notre ami Toufik Beltou a pris rendez-vous avec le wali-délégué de Djanet, M. Bengamou Mohamed Saïd pour une visite de politesse. Il nous reçoit à son domicile en compagnie de son jeune fils. Nous lui offrons l’ouvrage de Jacques Maigne, Portrait de Nîmes.

Un tour dans le souk nous permet d’acheter quelques souvenirs, puis nous partons à la découverte des ksour  El Mihan et Zellouaz sous la conduite de M. Mohand Nait Saada (Directeur de l'aéroport de Djanet) et de Toukik Beltou (chef de la navigation aérienne). Nous suivons un chemin étroit qui monte dans les ruines. Seuls demeurent quelques murs de pierres et d’argile et pourtant ces ruines ont une âme. Ces pierres ont des choses à nous dire sur les êtres qui ont vécu ici, y sont nés, ont aimé, ont souffert aussi et sont morts. Sous le soleil encore brûlant de ce début d’automne elles crient la misère des hommes et leur espoir irrépressible de bonheur.  Acheminées à dos d’hommes et montées une à une, elles disent la capacité de l’homme à survivre, à surmonter les obstacles, à vaincre l’adversité.

Au milieu des ruines du ksar, une mosquée éclatante de blancheur a récemment été construite, témoin de la recherche de sens qui taraude chaque être humain et de la croyance illusoire en un au-delà meilleur. Je respecte cette aspiration qui n’est pas contradictoire avec la nécessité d’agir ici et aujourd’hui pour un monde plus humain.

 

Pleins de sollicitude, Toufik et M. Mohand Nait Saada nous ont accompagnés jusqu’au pied de la passerelle de l’ATR qui a mis 3 heures et demie pour rallier Alger. Pas un seul trou d’air, alors que c’est un avion à hélices. Les traditions se perdent.

Mes camarades Zoheir et Rachid nous attendent à l’hôtel pour nous saluer avant notre retour en France. Mes camarades ! La chaleur de leur amitié. La fraternité communiste. Ils couvrent Cécilia de cadeaux et me remettent deux présents qui me touchent, Ecrire l’histoire, l’édition posthume des écrits de Taleb Bendiab Abderrahim préfacée par Fouad Soufi dont j’avais fait la connaissance à Lyon en 2010 à l’occasion du colloque organisé par mon ami le Professeur Gilbert Meynier et Œuvre poétique de Bachir Hadj Ali illustrée par Mohammed Khadda. J’en suis très, très ému.

Nous faisons un dernier tour d’horizon de la situation politique de l’Algérie. Ils me font part des intrigues des ambassades française et étatsunienne pour une relève à leur botte du Président Bouteflika. Inquiétant.

 

Dimanche 6 novembre

Notre séjour prend fin. Nous quittons l’Algérie, le cœur gros de ne pouvoir y séjourner plus longtemps. Avant de monter dans l’avion, j’achète les journaux du jour.

 

Le Soir DZ, 6 novembre « L’Algérie ceinture ses frontières », « Grèves cycliques et rassemblements à partir du 21 novembre. », « La Fondation Colonel Amirouche est née. »

El Moudjahid : Le FLN, à propos des législatives, « Un seul principe, le mérite » ; « Valoriser le combat de la wilaya III historique »

L’Expression : « Footballeurs, députés et hauts fonctionnaire :les milliards de l’indécence », « La corruption gangrène le FLN » ; « Grèves et rassemblements »

Le Quotidien d’Oran : « Deux grèves de trois jours dans la fonction publique : la protestation se durcit », « Rififi au RND ».

Liberté : « L’intersyndicale revient à la grève », « L’Arabie Saoudite menace d’augmenter sa production »

El Watan : « Sila 2016 : un vif intérêt populaire », « Syndicats autonomes, grèves et rassemblements »

 

Dans leur diversité, ils traduisent les impressions contrastées ressenties au cours de ce voyage.

L’Algérie est désormais sortie de la décennie de terreur des années 80/90, mais elle reste très vigilante et sécurise ses frontières.

On rencontre davantage de femmes voilées et de burqas, mais le terrorisme « islamique » est désormais isolé.

Un effort considérable d’embellissement et de mise en valeur des villes est en cours qui s’accompagne parfois d’une dégradation de la voirie et de la propreté dans certains quartiers.

Le niveau de vie à l’évidence s’est amélioré mais les actions revendicatives se multiplient.

Les cérémonies patriotiques qui exaltent les « valeurs de novembre » sont très suivies, plus encore que les années précédentes, mais nous avons ressenti aussi une aspiration grandissante à ce que les nouvelles générations accèdent aux responsabilités.

Le souvenir des années « socialistes » de l’époque Boumediene appréciées comme positives demeure très fort, mais l’aspiration à « faire du business » progresse en même temps que l’idée que l’on doit s’adapter au marché mondialisé.

Le débat est ouvert dans la société algérienne sur l’avenir du pays. Un débat vif et contradictoire. Je veux espérer qu’il ne sera pas faussé par les manœuvres en cours des chancelleries occidentales. Celles-ci n’ont pas partie gagnée car l’attachement au souvenir des combats patriotiques et révolutionnaires de son histoire continue de marquer profondément la mémoire populaire.

Bernard DESCHAMPS

Nîmes, Montaury, 18 novembre 2016

 

Ce récit de notre récent voyage sera prochainement complété par Cécilia qui a été enchantée de cette incursion dans l’Algérie profonde. Elle nous dira ses impressions sur ce pays et ce peuple qu’elle a découverts.

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commentaires

G
Merci Bernard pour ce récit de voyage qui tout en apportant des informations sur la situation politique et sociale en Algérie, m'a rappelé des souvenirs forts, qu'il s'agisse de Tipaza ou du désert. Je ne suis pas allé du côté de Djanet, mais dans le sud profond, le Tassili du Hoggar, certainement identique pour les sensations provoquée par ces immenses espaces. Pays magnifique hélas méconnu, parce qu'évité, par la plupart de nos concitoyens.
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A
J'en ai rédigé un que je viens d'envoyer : vous est-il parvenu ? Bien à vous deux
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A
Remarhaba chez nous ! Merci avoir partagé votre si court et si riche voyage bien organisé...Ravi avoir refait avec vous découverte notre Sud zone Est Biskra-Ouargla-Hassimessaoud-Ghardaia Laghouat-retour par Sétif..Nous offrions ce monde bien curieux aux Amis normands qui nous avaient parrainés lors de notre résidence surveillée près de Flers de l'Orne: au retour nous avions eu toutes les saisons , chaleur-sueur région de sable , nuage pluie puis neige dans les Hauts-Plateaux(arrêt pour bataille de neige :incroyable !)..Nous attendons les impressions de Cécilia qui nous donnera aussi des nouvelles de l'audacieux et si précieux octogénaire à la plume de peintre..Beslama à vous deux et autour
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