Monsieur Mourad OUCHICHI
Université de Bejaïa
Monsieur le Professeur et cher ami,
Je tiens une nouvelle fois à vous remercier de m’avoir offert votre ouvrage « Les fondements politiques de l’économie rentière en Algérie » (Editions Déclic, Bejaïa, mai 2014) dont je viens de terminer l’étude, le crayon en main.
J’ai pris un vif intérêt à cette lecture bien que je n’en partage pas la philosophie ni toutes les conclusions. J’y ai puisé une connaissance plus fine de la réalité de l’Algérie. C’est un travail utile au débat d’idées car il touche au fondement même des buts de la production de biens indispensables à la vie.
Après une introduction générale, vous consacrez les chapitres 1, 2 et 3 à ce que vous dénommez L’économie administrée, de 1962, date de l’Indépendance, aux années 1980, après la disparition du Président Boumediene en 1978. Le chapitre 4 est consacré à la « transition avortée » vers l’économie de marché; le chapitre 5 au Plan d’Ajustement Structurel imposé par le FMI et au « gel de la transition » que vous situez en 2010. Le chapitre 6 étudie la nature des obstacles qui explique ce que vous considérez comme l’échec de la transition vers l’économie de marché.
Vous décrivez les politiques « volontaristes » mises en œuvre entre 1962 et 1978 : planification centralisée, contrôle et blocage national des prix, inconvertibilité du Dinar, politiques salariale et de l’emploi, nationalisations et fermes autogérées, importance des financements par l’Etat des établissements publics: + 61,1% pour l’industrie de 1974 à 1977 (la notion « d’industrie industrialisante ») dont + 40% pour les hydrocarbures mais faibles pour l’agriculture.
Vous détaillez avec minutie ce que vous appelez les « limites de l’économie administrée » : notamment les déficits des entreprises publiques, le déficit de la balance commerciale, l’inflation, le développement d’une économie parallèle, le recul de l’emploi agricole et vous attribuez à ce type d’organisation économique la responsabilité du développement du « clientélisme et de la corruption ».
Il s’agissait, écrivez-vous, d’un « projet utopique de construire une économie soustraite aux lois du marché. » (P. 14). L’idée centrale qui irrigue l’ensemble de votre étude est « le caractère objectif et nécessaire des lois de l’économie politique présidant à la formation des prix et des revenus « (P. 60). A plusieurs reprises vous vous réclamez de la tradition néoclassique de l’économie politique. Comme le font remarquer les auteurs du Manuel d’économie critique du Monde diplomatique qui sort ce mois-ci des presses en France : « La résilience de cette pensée repose en grande partie sur sa prétention à la scientificité. Il en irait de l’économie comme de la physique ou des mathématiques», faisant ainsi abstraction des « écoles » diverses et contradictoires qui témoignent de sa fragilité et singulièrement de la remise en cause fondamentale à laquelle a procédé Karl Marx en particulier dans Le Capital.
En Algérie, comme en France d’ailleurs, le secteur public de l’économie est pourtant à l’origine de progrès sans précédent du développement économique, de l’emploi et du progrès social. En France on parle des « 30 glorieuses ». Pour l’Algérie, vous reconnaissez que : « En termes de créations d’emplois et de distribution des revenus, l’amélioration est certaine » (P. 70). 1 million 100 000 emplois ont été créés de 1967 à 1978. Le taux de chômage est tombé de 25 à 19. « Cette création massive d’emplois s’est accompagnée d’une augmentation sensible des revenus salariaux. » (P. 71).
Quelle que soit l’opinion que l’on ait par ailleurs de l’ensemble de la politique de Houari Boumediene et du régime de parti unique, cette période a en effet permis à l’Algérie de s’extraire du sous-développement colonial et au peuple algérien de sortir de la pauvreté, d’accéder à l’enseignement, à la culture et à éradiquer plusieurs maladies endémiques. C’est considérable.
L’Algérie est alors devenue un exemple pour l’ensemble des peuples des anciennes colonies. Ne pensez-vous pas que cela mérite d’être valorisé et relativise les erreurs et les fautes qui pouvaient être corrigées car elles ne sont pas dans la nature de ce type de développement ?
Vous approuvez les efforts de transition vers l’économie de marché qui ont été entrepris après la mort de Houari Boumediene, sous la présidence de Chadli Bendjedid et particulièrement à l’initiative de Mouloud Hamrouche, chargé en 1987 par le Président Chadli d’une mission de réflexion puis comme Premier Ministre de 1989 à 1991. Vous remarquez que cette nouvelle orientation politique – très impopulaire - qui a posé les bases de la transition n’a pas été menée à son terme et qu’elle fut remise en cause de juin 1991 à mai 1993 sous les gouvernements de Sid Ahmed Ghozali et surtout de Belaïd Abdessalam, « l’homme qui ne croyait pas à la validité scientifique des lois économiques. » (P. 198).
Les années qui suivront seront celles du Plan d’Ajustement Structurel imposé à l’Algérie en 1994 par le Fonds Monétaire International (FMI), « une thérapie de choc » inspirée du Consensus de Washington que vous dénoncez car trop brutal. Le FMI avait pour mission de « généraliser les règles du marché à l’échelle planétaire » (P. 207) avec ses trois exigences : « stabilisation, libéralisation, privatisations ».
Vous écrivez : « au plan micro-économique les effets furent néfastes (…) Sur le plan social les effets du PAS ont été désastreux »: « augmentation importante du chômage (…) entre 400 et 500 000 licenciements (…) baisse du pouvoir d’achat : moins 20% pour les salariés, moins 41% pour les cadres. » (P. 231 et suivantes) et vous vous prononcez pour une progression moins brutale, « graduelle », bien que comme vous le notez pages 270 et 271 « la plupart des économistes s’accordent sur les « onze tâches économiques de la transition ».
Fidèle à votre conviction, vous pensez en effet que la transition au marché est incontournable mais que celle-ci doit se faire par étapes afin d’en limiter le coût social et vous regrettez que « L’Etat algérien a procédé depuis 1999 à la remise en cause des plus importantes mesures réformatrices initiées durant la décennie précédente. » et vous désapprouvez le « retour à l’économie dirigée » depuis 2008-2012.
N’y a-t-il pas lieu, cher ami, de s’interroger sur le postulat selon lequel « l’économie administrée » est par nature génératrice de gâchis, de blocages, de corruption, alors que le marché (la « concurrence libre et non faussée ») est autorégulateur. La privatisation des complexes sidérurgiques d’El Hadjar en Algérie et de Florange en France n’a-t-elle pas abouti à des désastres économiques et sociaux et, en France, la fuite en avant dans le libéralisme économique n’a-t-il pas entraîné une prolifération de la corruption y compris au plus haut niveau de l’Etat ?
L’organisation économique de type capitaliste loin de s’autoréguler, outre la surexploitation des salariés, génère des crises de plus en plus fréquentes et de moins en moins maîtrisables (la crise de 1929; la crise économique et bancaire de 2007 et 2008; et celle qui s’annonce…) qui entraînent des licenciements massifs; l’abandon de certaines productions utiles dont le taux de profit parait insuffisant aux détenteurs de capitaux; la destruction du milieu naturel, etc.
Le capitalisme a certes été à l’origine un progrès par rapport aux modes antérieurs de production, mais parvenu au stade actuel – parce que son moteur est la recherche du profit maximum – il privilégie la spéculation financière au lieu d’investir dans « l’économie réelle ». Il crée ainsi des « bulles financières » sources des crises à répétition. C’est dans sa nature. Marx avait anticipé cette évolution en mettant en lumière « la tendance à la baisse du taux moyen de profit » (Karl Marx, Le Capital, Editions sociales 1965, Livre troisième, tome 1, pages 261 et 262), un concept dont l’étude a été prolongée dans les années 1970 par les économistes communistes français mais qui a longtemps été ignorée par l’enseignement officiel.
Le capitalisme est miné par ses propres contradictions, comme l’écrivait Marx : « La véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même : le capital et sa mise en valeur par lui-même apparaissent comme point de départ et point final… » (ouvrage cité, page 263). Il a fait son temps. IL faut désormais bâtir un mode de production ayant pour finalité l’humain et non plus l’argent.
Le secteur public économique en France et en Algérie a certes eu ses ratés et des défauts. Au lieu de le jeter par-dessus bord ne convient-il pas d’en rechercher les raisons afin de les corriger ? Pour ce qui concerne mon pays la France, je suis de ceux qui pensent que l’étatisation ne se suffit pas en soi, qu’il convient de rechercher et de mettre également en œuvre d’autres formes de propriété collective aux niveaux régional et local et de promouvoir une gestion démocratique avec la participation des salariés et des consommateurs dans les organismes de gestions avec de vrais pouvoirs de décision.
Voilà, cher ami, les réflexions qui m’ont été inspirées par votre remarquable travail. Merci de m’avoir ainsi donné l’occasion de ce remue-méninges.
Avec mes sentiments très cordiaux.
Bernard DESCHAMPS
Ancien député P.C.F.
PS/ Par respect du principe de non-ingérence, vous comprendrez que je ne formule aucune opinion sur les motivations politiques qui, selon vous, ont inspiré ou inspirent les autorités algériennes. Ce jugement n’appartient qu’au peuple algérien en vertu du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.(Charte de l’ONU)
Mourad OUCHICHI est né le 7 octobre 1975 à Ath Laâziz dans la wilaya de Bouira en Algérie. Docteur en science politique, diplômé de l’IEP de Lyon II. Il enseigne actuellement à l’université de Bejaïa.