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1 août 2016 1 01 /08 /août /2016 16:39
QUELLE AGRICULTURE POUR L'ALGERIE ?
Vous trouverez ci-dessous les réponses de notre ami M. Omar Bessaoud aux questions posées par le quotidien El Watan sur la situation de l’agriculture algérienne. M. Bessaoud qui est un expert reconnu internationalement est enseignant-chercheur à l’Institut Agronomique Méditerranéen de Montpellier. Il nous avait fait l’honneur de venir présenter à l’invitation de notre association France-El Djazaïr, une conférence sur ce sujet en octobre 2009 au Lycée agricole Marie Durand de Redessan. La présente interview est un document remarquable de sérieux et d’objectivité.
Bernard DESCHAMPS

El Watan 01 août 2016

Dans votre étude sur la sécurité alimentaire, il est indiqué que l’Algérie s’impose sur le haut de la pyramide mondiale en matière d’importations de blé (3e importateur mondial) et de poudre de lait (2e importateur mondial après la Chine), mais se classe parmi les derniers pays en matière de couverture des importations par les exportations agroalimentaires. Selon vous, à quoi est due cette envolée des importations ?
C’est exact, mais je voudrais apporter quelques précisions afin de ne pas se méprendre sur le sens de ce rappel. En premier lieu, je voudrais préciser que ce n’est pas parce que l’Algérie importe des produits alimentaires que l’on peut parler d’échec agricole, ou plus précisément d’insécurité alimentaire.
L’Europe, grande puissance économique, assurait la sécurité alimentaire de ses populations en important, de 1850 à 1950, de ses colonies (dont l’Algérie pour la France) une part très élevée de sa consommation. L’Union européenne (UE des 28) qui accapare 36% des importations mondiales est le premier importateur mondial avec 675 milliards de dollars en 2014 (OMC, 2015). On peut encore citer l’exemple du Japon (4e importateur mondial après l’Europe, la Chine et les Etats-Unis) qui importait près de 83 milliards en 2014 (96 milliards en 2011) en produits alimentaires, la Suisse (14 milliards de dollars d’importations pour moins de 10 millions d’habitants), le royaume d’Arabie Saoudite (25 milliards pour 31 millions d’habitants) ou les Emirats arabes unis (18 milliards de dollars pour 9 millions d’habitants) qui figurent également parmi les grands importateurs de produits agricoles dans le monde. On ne peut parler d’insécurité alimentaire pour ces pays compte tenu, d’une part, de leur puissance économique ou, d’autre part, de leurs capacités financières à se procurer les rations alimentaires pour leurs populations.
De multiples raisons expliquent pour ces pays le niveau des importations. Si certains de ces pays couvrent aussi une partie de leurs importations par les exportations (cas de l’UE, de la Suisse ou même du Japon), d’autres (les pays du Golfe) pour des raisons assez évidentes (handicap naturel) dépendent étroitement des marchés mondiaux. A contrario, le fait d’être exportateur de produits agricoles ne signifie pas que l’agriculture est une réussite et que la sécurité alimentaire est assurée. De ce point de vue, on peut évoquer le cas d’un pays comme l’Inde qui est le 7e exportateur mondial des produits agricoles avec 43 milliards de dollars, qui a une balance agricole bénéficiaire de 16 milliards de dollars en 2014, mais qui enregistre un mauvais score sur l’indice global de la faim pour sa population (Global Hunger Index, 2015). Je précise en second lieu que l’Algérie importe massivement, alors même que le secteur agricole a connu un processus de développement suite à un programme d’investissement déployé ces dernières années et qui a été inédit.
Le rapport 2016 de l’International food policy research institute (IFPRI) note qu’entre 1991-2000 et la période 2008-2013, comparé aux autres pays du Maghreb, c’est en Algérie que l’on enregistre le plus fort taux de croissance de la production (de 2,9%/an à 9,2%/an), de même que plus fort taux de croissance de la productivité totale des facteurs (de 1,6%/an à 6,6%/an). La productivité par travailleur agricole est passée de 1334 dollars par travailleur agricole en 2000 à 2541 dollars en 2013 en Algérie. Entre ces deux dates, la productivité de la terre a progressé de 94 dollars/ha à 208 dollars/ha et le taux de croissance de la productivité totale des facteurs a été multiplié par plus de 4 fois en se hissant d’un taux de 1,6% à 6,6% (IFPRI, 2016).
Pour en venir à votre question, l’envolée des importations est due essentiellement à l’augmentation de la population et à des changements liés à la fois à l’urbanisation et à l’amélioration du pouvoir d’achat des populations. L’offre nationale n’a pu, hélas, – en dépit des progrès enregistrés – couvrir cette demande additionnelle. Au cours de la dernière décennie 2000-2010, la population algérienne a connu une croissance de 20%. Un seul chiffre pour illustrer ce phénomène : entre 2000 et 2016, la population a augmenté de 10 millions. C’est, à un million près, la population algérienne à l’indépendance. Le taux d’urbanisation qui était de 58,3% en 2000 est passé 66,3% en 2011 (ONS), et ce changement social va considérablement influencer les comportements alimentaires. Il y a enfin l’amélioration des revenus salariaux et non salariaux, de même que les revenus de transfert des ménages aident à comprendre les raisons du fort accroissement de la demande d’importation en dépit des progrès enregistrés dans les productions. L’étude de l’ONS sur la consommation des ménages indique, d’une part, que les dépenses alimentaires ont été multipliées au niveau national de 2,7 par rapport à la dernière enquête réalisée en 2000 et que, d’autre part, l’augmentation de ces dépenses alimentaires a été plus forte dans les milieux urbains (multiplication des dépenses alimentaires par 3).
Nous devons faire observer que les volumes d’importations ont été aussi la conséquence d’une politique publique délibérément libérale qui a tiré profit de l’aisance financière du pays et de divers accords conclus (dont les accords d’association avec l’UE) qui ont ouvert le marché algérien aux produits étrangers. L’Algérie a accru non seulement ses importations de céréales, de poudre de lait et autres produits de base... mais a volontairement abandonné sa filière vitivinicole (le paradoxe est que l’Algérie a importé en 2015 pour 8 millions de dollars de vins ou matières premières pour le produire et a exporté pour moins de 1 million de dollars) ; elle a consacré aux importations de fruits exotiques (bananes, ananas, mangues...), de pommes, poires, de raisins et autres fruits secs (pas toujours indispensables aux équilibres nutritionnels)... une dépense qui approche les 500 millions de dollars en 2015. Il y a enfin la question des gaspillages et autres détournements internes au pays ainsi que les transactions informelles qui ont profité aux consommateurs (et spéculateurs) des pays à nos frontières.
Le taux de couverture des importations par les exportations a été faible faute d’excédents de production et de compétitivité des produits algériens sur les marchés extérieurs, et ce ne sont pas les exportations de pomme de terre ou de fraises (dont on a tant parlé cette année), de dattes ou de sucre qui feront illusion sur nos capacités à l’export. L’Algérie, qui dispose encore de capacités financières pour acheter la ration alimentaire de la population et subventionner les produits de base consommés, assure jusqu’à ce jour la sécurité alimentaire de la population. Compte tenu de la dégradation de ses moyens de paiement, l’Algérie est vulnérable sur le plan alimentaire.
Ce qui place l’Algérie dans une situation de fragilité réelle, c’est sa situation de dépendance exclusive de recettes issues des hydrocarbures pour s’approvisionner sur les marchés mondiaux pour des produits qui constituent la base alimentaire des populations (blés, lait, sucre et huiles).
Comme nous l’avons souligné dans notre étude, la facture alimentaire - et donc la capacité de financer la ration alimentaire des Algériens - dépend étroitement d’un marché mondial des hydrocarbures dont les règles de fonctionnement sont dictées par d’autres acteurs qui le dominent, et de facteurs exogènes (croissance mondiale, géopolitique de l’énergie…) sur lesquels le pays n’a aucune prise.
D’après-vous, comment l’Algérie doit-elle appréhender le défi de la sécurité alimentaire et pour quel modèle de croissance agricole plaidez-vous ?
Cette question me permettra de mettre l’accent sur des aspects fondamentaux et qui ont été passés sous silence par la quasi-totalité des comptes rendus de presse portant sur les conclusions de l’étude que j’ai faite et présentée au FCE le 13 juillet dernier. J’ai évoqué quatre (4) défis et enjeux imposés par l’impératif de sécurité alimentaire de l’Algérie : le défi politique, économique, social et démographique et celui de la préservation des ressources naturelles dans un contexte de changement climatique. Ces facteurs sont connus et je ne m’attarderai pas là-dessus. Je voudrais revenir et souligner le fait que la sécurité alimentaire ne relève pas des seuls secteurs agricole ou agroalimentaire. Elle est indissociable du développement économique global du pays et d’un modèle économique fondé sur la diversification des activités, la mobilisation des technologies modernes, une gestion rationnelle des ressources financières, un recours aux compétences humaines...
Je voudrais dire ensuite que les choix relatifs à l’amélioration de la production agricole doivent en premier lieu prendre la dimension exacte du potentiel naturel dont l’Algérie dispose. Et pour cela, il convient de mettre fin à la persistance d’un mythe récurrent faisant de l’Algérie le «grenier à blé de Rome». C’est la littérature coloniale qui a construit ce récit de «ressources naturelles abondantes mais très mal exploitées» pour justifier l’expropriation de la paysannerie. Il faut se rendre à l’évidence et se dire que la population n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui (6 à 10 millions au 1er siècle de notre ère, du Maroc à l’Egypte), et que les exportations de grains à Rome de ce qui constitue aujourd’hui les territoires de la Tunisie et l’Algérie sont évaluées autour de 40 à 42 000 tonnes, ce qui équivaut à peu de chose près aux bonnes années de production de la commune de Rahouia (Tiaret) ou de Aïn Abid dans le Constantinois !
L’Algérie du nord est un pays pauvre en eau en dépit de la centaine de barrages ou des nappes. Elle ne dispose que de 8,5 M d’ha de SAU (0, 21 ha/habitant) soumises à de fortes contraintes de relief et de climat qui limitent les potentialités agricoles. La sécheresse et l’aridité constituent une menace constante pour les trois quarts des terres consacrés au système céréales-jachère et les paysans comme les décideurs sont toujours attentifs aux conditions climatiques, et pas seulement eux, puisqu’un simple accident climatique dans les grands bassins de production céréaliers (Etats-Unis, Canada, UE ou Ukraine) peut être à l’origine des envolées du cours du blé ou des céréales secondaires... Les Bourses des matières premières et les marchés réagissent aussi ! C’est ce mythe d’une Algérie riche en ressources naturelles qui a fondé le pari fait sur l’agriculture saharienne depuis les années 1980.
Je tiens à rappeler que les réserves en eau sont certes immenses (plus de 30 000 milliards de m3 emmagasinés depuis des millions d’années dans les nappes du complexe terminal et du continental intercalaire qui débordent sur le Tunisie et la Libye) mais épuisables. Exploitées depuis plus d’un siècle, ces nappes sont à l’origine du développement urbain et agricole de la région et des villes du Sud… Les puits et forages profonds dont certains descendent à plus de 1000 mètres se sont multipliés au cours des trente dernières années, et il y a aujourd’hui risque d’une surexploitation de ces nappes profondes car chaque ha attribué au Sud s’accompagne d’une affectation/consommation d’eau comprise en moyenne entre 10 000 et 15 000 m3 d’eau par ha et par an. Les eaux de l’aquifère sont fortement minéralisées (2 à 5 g/l de sels), sans évoquer d’autres perturbations géologiques en cours (infiltration des eaux des chotts suite aux affaissements de la nappe, assèchement des sources d’eau...). Biskra et Oued Souf sont menacés à terme. C’est pourquoi il faut inscrire la durabilité dans la conquête de nouvelles terres au Sud.
Si l’on doit poursuivre l’exploitation des ressources du Sud, il faut impérativement définir les règles d’une gestion raisonnée de l’eau et des cultures à installer, contrôler les débits de pompage, et mettre en place un outil de suivi environnemental et d’évaluation de l’état des ressources. Vous l’aurez compris, je plaide pour un modèle de croissance agricole qui prenne en compte la durabilité des ressources naturelles.
Quelle agriculture et quelle alimentation à l’échelle des territoires ruraux à l’horizon 2030 tout en préservant notre capital naturel en bon état ? Comment concilier sécurité alimentaire et «sécurité de l’environnement»? Protéger les ressources rares, les systèmes écologiques et les patrimoines naturels du pays dans un contexte de changement climatique constitue un défi capital, car ces ressources constituent le déterminant d’une croissance des productions et des productivités du travail et des sols.
Ce défi met l’Etat dans l’obligation d’inscrire la durabilité des modes de production comme un élément clé de sa politique agricole. Le deuxième axe qui constitue le socle d’un modèle vertueux doit aborder la question du modèle d’organisation sociale de la production agricole et la question de l’accès à la terre et au sol aux agriculteurs, autrement dit la question foncière.
A qui confier l’avenir alimentaire et agricole de l’Algérie ? L’agriculture d’entreprise est en plein développement dans le pays, notamment depuis la mise en œuvre des dispositions sur la concession agricole ou l’Accès à la propriété foncière agricole (APFA). Cette forme sociale est en concurrence (sur l’eau, la terre ou les ressources financières) avec l’agriculture familiale (qui repose essentiellement sur le travail familial) et paysanne (représentée par les familles paysannes qui survivent sur des petites structures), c’est-à-dire dans le fond avec les formes sociales qui réunissent la grande majorité des agriculteurs et des paysans du pays. Les options prises ces dernières années ont été largement en faveur du modèle de la grande entreprise et le «Plan Filaha 2019» affiche clairement l’objectif de création de fermes intégrées (350 projets) de grande dimension avec des concessions de terres qui portent aujourd’hui sur des dizaines de milliers d’ha. La question est, d’une part, de savoir si ce modèle est la solution pour résoudre la question de l’offre et de la productivité du secteur, et, d’autre part, quel avenir réserve-t-on pour la paysannerie ? En d’autres termes, la question posée est de savoir si l’on peut construire une agriculture sans agriculteurs, et en tirer toutes les conséquences, y compris sur le plan politique. Comment intégrer la diversité des exploitations agricoles dans les objectifs de politique agricole et de sécurité alimentaire et soutenir équitablement les agriculteurs dans tous les territoires qui, comme on le sait, assurent la sécurité alimentaire de leurs familles et de régions entières du pays. Ce sont là des questions fondamentales et vitales pour l’avenir. Pour illustrer mon propos et pour prendre un exemple, je pose la question de savoir sur quel groupe ou quelle forme parier pour l’avenir de la production laitière ou céréalière : les centaines de milliers de petites et moyennes exploitations agricoles (ne possédant pas plus de 5 vaches laitières/exploitation ou 10-20 ha de céréales) ou les fermes intégrées et équipées de 1000 vaches, de fermes de dizaines de milliers d’hectares données en concession et gérées par des managers ? Peut-être que rien n’interdit ce dernier choix (sur quelles analyses et études se fonde-t-il par ailleurs ?), mais j’attire l’attention, en me référant à la fois à l’histoire de l’Algérie (qui concerne le sort fait par la colonisation à la paysannerie, le rôle qu’elle a joué dans la lutte de libération et actuellement dans la stabilité politique du pays), mais aussi aux expériences de pays (y compris l’expérience malheureuse de la Syrie), qui ont précédé l’Algérie dans cette voie, sur les conséquences sociales et politiques du choix fait en faveur de ce que j’appelle une «agriculture sans agriculteurs» ou d’entreprises qui ne sont pas des «gens de la terre», comme le disait en son temps A. Berque, fin connaisseur de l’économie coloniale.
Les expériences inaugurées de longue date par des pays comme l’Arabie Saoudite, l’Egypte, ou plus proche de nous du Maroc montrent que ce pari est risqué. Outre les questions de coûts de production, d’exploitation de ressources dans une perspective de non durabilité et d’emploi de la main-d’œuvre, ce modèle dédie en majorité les terres concédées et ses capitaux à la production de cultures de rente qui ne substituent pas aux importations des produits qui constituent la base de l’alimentation. Un modèle de croissance agricoles fondé sur une exploitation intensive des ressources en eau et en sol confié à un seul «pôle capitalistique» - et contraignant des milliers de paysans à survivre dans de petites exploitations - ne pourra faire face ni aux défis des changements climatiques, ni à celui de la protection des ressources naturelles largement dégradées, ni, in fine, à celui de la sécurité alimentaire.
Le pôle de l’agriculture familiale est en attente d’une reconnaissance et d’une politique forte lui permettant d’améliorer sa contribution à la sécurité alimentaire du pays. L’Etat doit énoncer des mesures de promotion des petites et moyennes exploitations agricoles familiales par l’appui à la reconversion des cultures, à l’intensification (des céréales), à la diversification des activités et au développement des produits de qualité et des produits de niche dans les différents terroirs du pays. L’on ne peut construire une agriculture sans agriculteurs et l’Etat se doit de poursuivre un processus de modernisation des exploitations familiales. Il doit les aider au moyen de dispositions fiscales et réglementaires à se doter d’outils collectifs de proximité (coopératives d’utilisation de matériel, coopératives de commercialisation...) leur permettant de réaliser les économies d’échelle et de mieux se positionner dans la chaîne de valeur. Etroitement liée aux formes d’organisation sociale, la question foncière constitue l’une des questions centrales des politiques agricoles.
Quelle forme de propriété ou d’exploitation promouvoir ? Quel droit foncier inventer, ou quels objectifs fixer aux législations foncières ? Ne nous voilons pas la face, derrière la question foncière il y a toujours eu l’idée de la vente des terres du domaine de l’Etat et de ses partisans qui pensent que l’appropriation privée est une condition sine qua non de la croissance agricole. Ni la théorie économique ni l’expérience ne fondent cette thèse. Je me dois de rappeler - en tant que chercheur - que dans les pays industrialisés capitalistes libéraux, l’objectif premier des législations foncières adoptées n’était pas tant de favoriser l’accès à la propriété foncière aux exploitants agricoles que de leur assurer la stabilité nécessaire à la modernisation de l’exploitation et à l’accroissement de leur productivité. Ces pays ont privilégié le renforcement des droits des exploitants agricoles et ont soumis la propriété foncière à une fiscalité contraignante.
Il est utile de signaler qu’en France, le statut du fermage constitue l’un des piliers centraux de la politique foncière. Il est le mode de faire-valoir le plus répandu, car plus des trois quarts de la surface agricole utilisée sont cultivés par des agriculteurs qui n’en sont pas propriétaires (recensement général de l’agriculture de 2010). Ce statut assure un cadre incitatif à l’investissement productif, notamment par l’amélioration de la fertilité du sol. Le statut du fermage a garanti à l’exploitant fermier la continuité de son activité productive (renouvellement automatique du bail, droit de préemption en cas de vente, encadrement des prix du fermage...) l’a incité à développer des investissements de productivité.
En Algérie, on sait que la législation définissant les modes d’exploitation des terres du domaine privé de l’Etat reste en effet incomplète. Des transactions informelles, des ventes spéculatives se sont développées sur ce vide juridique. Pour le secteur privé comme pour les terres relevant du domaine privé de l’Etat, ce dernier doit combler le vide juridique et afficher clairement les principes visant, d’une part, à consolider les droits des exploitants agricoles, et, d’autre part, réduire les pratiques informelles, rentières et spéculatives portant sur ses actifs fonciers et préjudiciables à la production.
Qu’attend l’Etat pour définir les règles de la location des terres et encadrer le marché des droits de location des terres alors que depuis 1987 ce marché est actif et fonctionne au détriment des producteurs de richesses ?
Afin d’éviter le morcellement des terres lié à l’héritage intergénérationnel et à l’indivision, la législation foncière peut inciter les co-exploitants ou co-indivisaires à créer des sociétés civiles et/ou des sociétés agricoles d’exploitation en commun, constituées de parts transmissibles et négociables de manière à maintenir l’unité et la viabilité des terres agricoles.
Je voudrais enfin aborder la question de la recherche agricole et de la formation qui ne peut laisser indifférent le chercheur. Quand on sait le rôle que jouent ces secteurs dans la croissance et l’innovation, on regrette que l’Algérie soit à la traîne. La part des dépenses publiques rapportées au PIBA n’est que de 0,21%, (91 millions de dollars en 2011), soit 10 fois inférieure à la norme de 2% recommandée (rapport de l’IFPRI, 2016). L’Algérie ne dispose que de 593,4 chercheurs (équivalents plein temps) et ne compte que 17,6 chercheurs (équivalents plein temps) pour 100 000 personnes engagées dans l’agriculture (Agricultural science and technology indicators, 2016). Ce bilan est affligeant. Juste pour illustrer le propos, je lisais dans l’un des derniers n° d’El Watan que l’Algérie avait consacré en 2015 près de 500 millions de dollars à l’achat de fruits exotiques (bananes, mangues...), de raisins d’Afrique du Sud ou du Chili, d’agrumes du Maroc ou de fruits secs de Turquie. C’est 5 fois plus que les dépenses affectées à la recherche ! Une consolation, le bon score en matière de présence des femmes dans le secteur (51%), qui est l’un des meilleurs. Ce bilan appelle un plan d’urgence pour réhabiliter la recherche agricole, car l’on ne peut réaliser de progrès significatifs dans la productivité du secteur de l’agriculture si l’on n’accorde pas à la recherche agricole une place privilégiée : les pouvoirs publics doivent reconsidérer leurs rapports avec les institutions de recherche et investir davantage dans l’activité de recherche-développement. L’Etat, formateur attitré pour le secteur agricole, doit se doter d’une vision actualisée du marché du travail et réviser sa politique de formation en rapport avec les nouveaux référentiels techniques exprimés par le secteur agricole. Les fondements d’un modèle de croissance agricole ajusté aux besoins de la nation appellent un débat public, sérieux, argumenté, associant tous les acteurs de la vie politique, économique, sociale et même culturelle (l’alimentation renvoie aussi à un art de vivre).
Pour résumer ma pensée, une politique agricole refondée se doit de construire une agriculture de progrès, plus productive, gérant ses ressources avec plus d’efficacité, préservant des richesses naturelles rares, sécurisant les droits des exploitants agricoles, améliorant la position des agriculteurs dans la chaîne des valeurs et s’appuyant sur les formes familiales et paysannes. Il convient aussi de consolider le processus d’intégration au tissu productif national. Enfin, tous ces secteurs doivent mobiliser davantage les connaissances, la recherche-développement et les innovations technologiques.

Céréales et lait : La moitié de la facture alimentaire

Dans l’étude présentée mardi dernier lors d’une conférence organisée par le FCE, vous avez également parlé de l’évolution de certaines filières agricoles, mais leurs performances sont loin de répondre à l’enjeu de réduire le déficit et rétablir le déséquilibre entre l’offre et la demande. Pouvez-vous nous en parler davantage ?
Là aussi une remarque qui porte sur une distinction à établir entre la notion de sécurité alimentaire et celle d’autosuffisance alimentaire. Cette dernière notion renvoie à la capacité ou à la nécessité de produire dans le pays tous les produits qui concourent à la satisfaction des besoins alimentaires des populations. Si l’autosuffisance peut contribuer à la sécurité alimentaire d’un pays, aucune région du monde, aucun ensemble économique, et a fortiori aucun pays, n’est en mesure de garantir l’autosuffisance alimentaire. Ni l’Union européenne, ni même la France qui est une grande puissance agricole, n’assurent leur autosuffisance alimentaire. L’UE importe encore l’essentiel des protéines végétales qu’elle consomme pour l’alimentation de son bétail et sa production de lait ou de viandes.
L’on peut certes réduire le déficit alimentaire dans un certain nombre de filières que j’ai évoquées (blé dur, lait ou pomme de terre, pour n’évoquer que ces trois produits), mais on ne pourra jamais atteindre l’autosuffisance ni sur le blé tendre, ni pour le maïs, le riz, le sucre ou les huiles alimentaires. J’ai en effet évoqué la nécessité d’améliorer les performances d’un certain nombre de filières dans l’objectif de relever un premier défi qui est de nature politique et qui a trait à la préservation de la souveraineté du pays.
La première exigence qui s’impose dans le cadre de l’objectif de réduction de la vulnérabilité alimentaire de l’Algérie est d’établir un nouvel équilibre entre approvisionnements extérieurs et offre nationale en réalisant l’objectif d’amélioration du taux d’autosuffisance au sein de trois filières prioritaires dont les produits ont un poids décisif sur le profil nutritionnel et les habitudes alimentaires des populations : le blé dur, la lait et la pomme de terre. L’Algérie n’est pas à l’abri de conflits politiques ou autres ruptures liées aux aléas du marché. Elle doit se prémunir des menaces qui peuvent surgir. Ce sont là quelques arguments qui plaident en faveur d’une stratégie de développement de quelques filières stratégiques.
Il y a aussi des arguments de nature purement économique. Les céréales et le lait absorbent plus de la moitié de la facture alimentaire et dans «le poste des blés», le blé dur concentre la moitié aussi des achats extérieurs. Compte tenu de nombre de facteurs (avec moins de 40 MT sur les 750 MT en moyenne, elle ne représente que 5% de la production mondiale de blé), le marché mondial du blé dur est sous tension permanente car caractérisée par des déséquilibres entre l’offre et la consommation mondiale, ce qui explique pourquoi la tonne de blé dur est presque deux fois plus chère que celle du blé tendre.
Pour illustrer le propos, dans les dépenses alimentaires annuelles d’un algérien (ONS, 2011), la fraction importée représente 308 dollars/habit/an : le blé dur (pâtes, couscous, galette) représente 122 dollars de cette «allocation-devises alimentation», le blé tendre (pain...) 77 dollars et le lait 60 dollars. Réduire les importations de blé dur et de lait signifie que l’on peut réduire à terme de 60% la facture alimentaire du pays, réduction qui pourra profiter au secteur productif national. C’est la céréale la plus cultivée en Algérie et son aire d’expansion déborde les zones agro-climatiques favorables. Elle constitue encore la base de l’alimentation des villes - tout au moins au sein des couches les plus modestes de la population - et des campagnes.
L’expérience des pays voisins (je pense à la Tunisie) démontre que l’on peut à moyen terme améliorer l’autonomie du pays en matière d’approvisionnement de lait en levant quelques contraintes qui ne sont pas insurmontables (production de fourrages, amélioration de rendements laitiers et organisation des producteurs). Je voudrais souligner ici la nécessité de prêter un intérêt aux races locales, diversifier les sources de production (le pays doit impérativement accroître le troupeau caprin), et poursuivre l’effort de soutien à la filière en intégrant davantage les petits éleveurs de bovins laitiers qui sont majoritaires.
Pour ce qui de la filière pomme de terre, celle-ci est un produit de large consommation par excellence. L’Algérien qui en consommait en 1988-89 en moyenne 40 kg par an, en consomme plus de 110 kg aujourd’hui. Cette tendance est le signe d’une transition alimentaire qui favorisera à terme, à condition que la pomme de terre soit bon marché, une réduction du poids des céréales dans l’alimentation des ménages. La priorité absolue est l’approvisionnement du marché national à des prix compatibles avec le pouvoir d’achat des consommateurs. La pomme de terre doit devenir de plus en plus - à condition d’exploiter les gisements de productivité et de rendements potentiels qu’elle recèle - «le produit bon marché» assurant cette nécessaire transition alimentaire dont nous parlions.
A. T.
QUELLE AGRICULTURE POUR L'ALGERIE ?
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