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15 juin 2016 3 15 /06 /juin /2016 16:17
MOHAMED KHADDA

El Watan

15 juin 2016

[…] Un bel hommage à Mohamed Khadda a été rendu la semaine dernière, les 2 et 5 juin, entre témoignages, analyses et expositions. Un retour salutaire sur l’œuvre exigeante et le parcours atypique de ce grand nom de la peinture moderne algérienne.

«C’est de Mostaganem que partent ses élan et c’est ici que son parcours prend racine. L’injustice, la misère et la faim qu’il a vécues dans son enfance expliquent ses engagements et son idéal patriotique, social et humaniste», affirme le Pr Naget Khadda, veuve de l’artiste et initiatrice de la manifestation. Elle ajoute que l’héritage artistique et culturel de Mohamed Khadda ne lui appartient pas en propre mais devrait être transmis aux jeunes générations dont elle a regretté la rareté dans la salle de conférences clairsemée de la Bibliothèque centrale de l’université Abdelhamid Ibn Badis, pourtant la seule du pays à comprendre une faculté des arts et des lettres. Peut-être que la période des examens et soutenances n’était pas pour favoriser la présence des étudiants. Néanmoins, l’assistance a montré un grand intérêt durant cette journée riche en débats et en questionnements.

Il y a 25 ans donc, le 4 mai 1991, nous quittait Mohamed Khadda. Mais sa naissance nous en dit plus sur l’homme et l’artiste qu’il fut. Aîné de cinq enfants, il voit le jour en 1930 au milieu d’une famille d’une extrême pauvreté. Le handicap des parents, aveugles tous les deux, l’oblige à travailler dès son plus jeune âge. Il obtient tout de même le certificat d’études en 1944, et commence à travailler dans une imprimerie. Il y pratique déjà le dessin et se forme à la typographie ainsi qu’aux différents métiers de l’imprimerie. Des métiers qui ne le quitteront pas et une pratique qui, nous le verrons, marquera également son oeuvre. Le jeune homme manipule donc les lettres en typographe, ces lettres qu’il réinventera plus tard dans ses toiles. Il s’essaie également à la poésie, autre passion qui ne le quittera pas. Il partage sa passion du dessin et les découvertes de l’art pictural avec son ami Abdallah Benanteur, autre enfant de Mostaganem, qui deviendra lui aussi une figure importante de la peinture algérienne. Ensemble, ils visiteront les musées d’Oran et d’Alger à la découverte des grands noms de la peinture occidentale. Khadda s’inscrit également à des cours de dessin par correspondance.

L’éveil politique et social commence également dans son quartier de Tigditt, «ville arabe» de Mostaganem où se côtoient confréries religieuses (zaouias), écoles initiées par les partisans d’Ibn Badis (osulémas), Scouts musulmans et associations culturelles proches des partis nationalistes. Le jeune Khadda fera le tour de ces organismes en y puisant la sève de ses futurs engagements. Tigditt est un quartier imprégné de culture populaire où les habitants pouvaient citer un vers de Ben Khlouf au détour d’une discussion et où des concours de calligraphie étaient organisés dans les multiples zaouïas», raconte Mansour Benchehida (U. de Mostaganem) dans sa conférence. C’est dans ce même creuset que grandit Ould Abderrahmane Kaki, qui portera brillamment la culture populaire sur les planches. En outre, Mohammed Tengour (militant du PPA qui n’est autre que le père du poète Habib Tengour) et Mustapha Kaïd joueront un rôle important dans l’engagement politique de Khadda. Engagement de justice et de fidélité à son enfance difficile, explique Naget Khadda, qu’il ne reniera jamais. Benamar Mediene (U. d’Oran et d’Aix-en-Provence) évoquera le passage de Khadda à l’Académie de la Grande Chaumière de Paris, à partir de 1953, au moment où Issiakhem était reçu au Beaux-Arts de Paris. Khadda, quant à lui, devra travailler le jour comme typographe et suivre les ateliers libres en cours du soir.

Le conférencier mettra en exergue la qualité de l’enseignement à la Grande Chaumière où sont passés des artistes d’envergure mondiale, tels que Fernand Léger, Alberto Giacometti, Balthus, Joan Miro… Il rappellera l’amitié qui lie Khadda à Edouard Pignon, les deux peintres partageant, en plus de l’engagement communiste, la passion de l’olivier. Cet arbre, omniprésent dans l’œuvre de Khadda, prend toutefois un sens particulier. C’est l’arbre pugnace qui prend racine jusque dans la roche. Son tronc tortueux est paysage, voire écriture du monde. «L’olivier est pour moi genèse. Il est la naissance des signes et de l’écriture que je propose», écrivait le peintre dans la préface d’une exposition en 1971. Naget Khadda rapporte à ce sujet une légende populaire qu’aimait à raconter le peintre. A la mort du Prophète, tous les arbres avaient perdu leurs feuilles en signe de deuil. Seul l’olivier avait gardé les siennes. Ses congénères lui reprochaient de ne pas montrer sa tristesse. Alors, il montra son tronc crevassé de l’intérieur. Par le signe et l’olivier, la peinture de Khadda explore la voie d’une «écriture du monde» dans une fusion de la lettre et du paysage. «Khadda est une sorte de soufi qui a saisi la lettre dans la forme et l’esprit», juge Benamar Mediene. Admiratif de la calligraphie arabe «figée dans sa perfection», l’artiste use très librement de ce matériau pour inventer son propre alphabet pictural. Il fut, en cela, pionnier, aux côtés du Marocain Ahmed Cherkaoui, de «l’école du signe» dont l’influence se prolonge aujourd’hui encore dans la peinture algérienne et maghrébine. Membre fondateur de l’UNAP (Union nationale des arts plastiques) qu’il quittera par la suite, Khadda sera de tous les débats qui animeront les arts plastiques au lendemain de l’indépendance. Il fut l’un des rares peintres à mettre ses pensées à l’écrit. Il laisse ainsi des essais et de nombreux articles qui éclairent ses conceptions touchant à l’évolution esthétique et au rôle de l’artiste dans la société. Cette année a, d’ailleurs, paru chez Barzakh un ouvrage rassemblant, en plus de textes inédits, l’essai Eléments pour un art nouveau et le recueil d’articles Feuillets épars liés. Dans la préface de ce dernier, Khadda explique qu’il écrit pour sortir de la prétendue «tour d’ivoire de l’artiste» qui est, selon lui, une marginalisation. «D’où notre parti pris d’enfreindre les démarcations, au demeurant factices, entre le peint et l’écrit…» Khadda écrit avec précision, rigueur et prudence. Les mots sont soigneusement pesés et la pensée nuancée. L’artiste n’hésite toutefois pas à trancher dans le vif quand il le faut. Il est critique envers les tenants du réalisme socialiste qui imposent, écrit-il, la pédagogie simpliste de «dessiner une charrue pour se mettre à la portée du paysan». Il compare ailleurs la miniature «douce, sereine et résolument passéiste» de Racim à celle d’El Wassiti, miniaturiste bagdadien du XIVe siècle, qui a su peindre des scènes de son temps débordantes de vitalité. Paradoxalement, c’est durant son séjour parisien que Khadda avait découvert les richesses insoupçonnées des arts islamiques et africains où les Picasso, Matisse, Klee et Giacometti ont puisé plusieurs de leurs inspirations. En analysant les œuvres d’autres artistes, de son temps ou du passé, Khadda nous informe sur son propre idéal artistique où se joue une dialectique de l’engagement social et de l’exigence esthétique. Son approche des arts plastiques algériens, loin de se résumer à la peinture de chevalet, s’étend à l’enluminure, la miniature, la calligraphie… Revenant sur l’historique des arts visuels, il s’intéresse également aux fresques du Tassili et à l’artisanat d’art encore vivant. Il ne détache pas ce dernier des pratiques plus prestigieuses et déplore : «On feint de croire que l’œuvre d’art est une création de l’esprit essentiellement. Sa matérialité est escamotée, niée». Si Khadda se distingue par ses écrits théoriques, il est aussi resté foncièrement manuel. Ne disposant pas de cuivre ou d’étain pour réaliser ses gravures, il inventera sa propre technique en utilisant du plomb, rapporte Mme. Khadda qui confie également qu’il «savait tout réparer par lui-même à la maison». Il se penchera par ailleurs sur des problématiques techniques d’imprimerie telles que l’adaptation des caractères arabes à la typographie. Sa peinture est au croisement d’une profonde expressivité, d’une solide culture et d’une redoutable technique. «Je pense avec mes mains», résumait-il. Présent lors de la journée d’hommage, le peintre Mohamed Oulhaci parle des toiles de Khadda comme des superpositions de peintures, une addition de soubassements et de transparence. «Sa peinture, c’est de la matière», explique-t-il. Une peinture qui s’élaborait dans le temps long. A titre d’exemple, il lui a fallu une vingtaine d’années pour achever sa célèbre toile intitulée «Les casbahs ne s’assiègent pas» (actuellement au Musée des Beaux-Arts d’Alger). Commencée en 1960, alors que les parachutistes français encerclaient Alger, l’œuvre prendra un autre sens au moment de son achèvement en 1982, durant le siège de Beyrouth. «estime Mediene Benamar. Dahra à l’armoise qui pousse sur l’immense cimetière anonyme des victimes des enfûmades ; Talisman pour exorciser les Phantom, ces avions américains qui bombardaient le Vietnam ; La torture, celle de son ami Bachir Hadj Ali, poète et fondateur du Parti de l’Avant-garde socialiste ; La chute d’Icare ; Remparts de Koufa ; Fuji-Yama ; Alphabet libre ; Bivouac… Chaque œuvre porte en elle la trace d’un ancrage et s’en détache en même temps par la multiplicité des interprétations possibles. Résolument non figurative, la peinture de Khadda se donne toutefois à lire, déjà par ces titres, mais aussi avec des paysages, des lettres et des êtres transfigurés par le génie de l’artiste. Loin d’être un jaillissement instinctif, ses œuvres sont savamment composées. C’est ce soin et cette minutie qui fait que son style n’a pas directement fait école, a estimé Naget Khadda. Par ailleurs, l’artiste n’était pas de ceux qui étouffaient les nouvelles expressions et imposaient leur vision aux jeunes générations. Bien au contraire, ses textes témoignent d’une bienveillance et d’un intérêt profond pour les expériences de ses contemporains. Plutôt que d’imposer un style, une recette toute faite, Khadda a proposé des orientations et ouvert des pistes. Le conférencier Aziz Mouats a d’ailleurs proposé un «lignage inattendu» entre Khadda et la miniature contemporaine qui œuvre à dépasser les clichés du passé. Il en va de même pour le travail sur le signe auquel il a ouvert de nouveaux horizons. Au début d’une série de textes de vulgarisation, Khadda nous appelle à «éviter de mettre des verrous aux portes de l’imaginaire».

C’est là une des leçons de cette œuvre qui n’a pas fini d’être revisitée.

Chez Naget en compagnie de Lucette Hadj Ali. Au dessus: le supplice, en hommage à son ami Bachir Hadj Ali horriblement torturé.
Chez Naget en compagnie de Lucette Hadj Ali. Au dessus: le supplice, en hommage à son ami Bachir Hadj Ali horriblement torturé.

Chez Naget en compagnie de Lucette Hadj Ali. Au dessus: le supplice, en hommage à son ami Bachir Hadj Ali horriblement torturé.

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