Lorsque, avec Annie et notre fils Frédéric qui avait huit mois, nous sommes arrivés à Aigues-Mortes le 2 janvier 1956, les parents de Jean-Claude, M. et Mme Moroni furent parmi les premières personnes dont nous fîmes la connaissance. M. Célestin Moroni avait été le 1er adjoint socialiste au Maire Eric Hubidos. C’était une des personnalités parmi les plus populaires d’Aigues-Mortes. Mme Moroni et sa sœur tenaient une mercerie où nous avons acheté nos premiers rideaux pour les fenêtres de l’appartement que nous venions de louer, rue de la République. Ces personnes d’une élégance physique et intellectuelle naturelle étaient d’une grande gentillesse.
Jean-Claude poursuivait alors ses études à Paris. Je ne ferai sa connaissance que dix ans plus tard. Ses parents étaient très fiers de lui et son père me confia que les idées de son fils étaient proches des miennes. J’eus par la suite la chance de souvent le rencontrer et de participer à de nombreuses réunions où il était présent, notamment après la grande grève de 1968 quand fut créée la cellule communiste de Marcoule à laquelle Jean-Claude adhéra. C’est grâce à lui que je suis devenu un partisan résolu du surrégénérateur dont Phénix à Marcoule était le prototype. Les connaissances scientifiques et techniques que j’acquis alors me furent ensuite très utiles quand, en 1978, je fus élu député.
D’une grande modestie, n’intervenant qu’à bon escient dans les échanges, Jean-Claude n’imposait jamais son opinion et sa parole était précieuse. Comme la plupart des jeunes gens de sa génération, il avait accompli ses obligations militaires en Algérie et, quand j’entrepris d’écrire l’histoire de la guerre d’Algérie telle qu’elle fut vécue dans notre département du Gard, je sollicitai son témoignage. Il hésita puis accepta à condition qu’il demeure anonyme. J’ai donc publié son texte dans Les Gardois contre la guerre d’Algérie sans mentionner son nom. C’est un beau texte qui fait honneur à son sens de l’humain.
Jean-Claude vient de nous quitter. Nous étions nombreux à l’accompagner cet après-midi au crématorium de Nîmes. Sa modestie ne sera pas froissée désormais si je rends son texte public. Je me sens donc délié de ma promesse et pour sa mémoire et afin d’éclairer un aspect remarquable et digne d’éloge de sa personnalité, voici ce témoignage :
« J’étais opposé à la guerre d’Algérie - guerre coloniale - et je considérais l’indépendance comme historiquement juste et inévitable, bien que n’appartenant à aucun parti politique mais, n’étant pas insoumis, je me suis retrouvé sous-lieutenant d’infanterie dans le Nord Constantinois avec toutes les contradictions que cela entraînait pour moi. Autant que je me souvienne, mon souci principal était alors d’éviter des morts inutiles et en particulier la mienne ! En juin 1961, quelques semaines après le putsch avorté des généraux, je me trouvais en embuscade de nuit avec quatre ou cinq autres soldats appelés et je n’ai pas donné l’ordre de tirer sur une trentaine de fellaghas qui se déplaçaient à quelques mètres devant nous. C’était une décision qui, à première vue, n’avait rien de politique, et encore moins d’héroïque ! Elle était motivée par la sauvegarde de vies humaines. Mais, naturellement, ce ne fut pas l’avis de la hiérarchie militaire à laquelle j’avais rapporté les faits. Pour eux, ne pas tuer des fellaghas - avec le risque de faire tuer des soldats français - était inadmissible et un mauvais exemple pour la troupe, et cette décision ne pouvait qu’être la conséquence de mes opinions marxisantes et de mon désaccord avec cette guerre, que je n’avais jamais caché. De plus, ils ne pouvaient pas comprendre que je n’aie pas cédé à l’esprit de vengeance car, quelques jours plus tôt, cinq soldats de la section que je commandais, avaient été tués dans une embuscade. (Autre précision : ces événements ont eu lieu pendant l’I.O.O. - l’Interruption des Opérations Offensives, décidée par le gouvernement de De Gaulle qui négociait avec le GPRA depuis plusieurs mois la fin des hostilités, décision qui, évidemment, n’était pas respectée.) Ces péripéties me valurent une dizaine de semaines aux arrêts et de changer de régiment en attendant de terminer mes 27 mois, quelques jours avant la signature de la paix, le 19 mars 1962. »
(Pages 109 et 110 in Les Gardois contre la guerre d’Algérie, Bernard Deschamps, nouvelle édition, septembre 2013, Editions El Ibriz, Alger).
J’adresse à Marie et à Edgar ses enfants, à ses petits-enfants, Léandre, Naïma, Thomas et Zacharie, mes sentiments de profonde tristesse et je les assure de toute mon amitié.
Bernard DESCHAMPS
24 mars 2016