"Pas d'alternative : droit d’asile, ou barbarie"
Par Michel Agier, anthropologue, EHESS ; Etienne Balibar, philosophe et sociologue, Université de Paris-Ouest - Nanterre La Défense ; Judith Butler, philosophe, University of California - Berkeley ; Patrice Cohen-Séat, membre de la direction nationale du Parti Communiste ; Etienne Tassin (philosophe, Université Paris Diderot) ; Frieder Otto Wolf, philosophe, Freie Universität Berlin.
Nous citoyens des pays membres de l’Union Européenne, de la zone Schengen, des Balkans et de la Méditerranée, du Moyen-Orient ainsi que d’autres régions du monde qui partagent nos préoccupations, lançons un appel d’urgence à nos concitoyens, à nos gouvernants et à nos représentants dans les assemblées parlementaires nationales et au Parlement européen, ainsi qu’a la Cour européenne des droits de l’homme et au Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés.
Depuis des années, les migrants du Sud de la Méditerranée fuyant la misère, la guerre et la répression se noient en mer ou se fracassent contre les grillages. Quand ils réussissent à traverser, après avoir été rançonnés par des filières de trafiquants, ils sont refoulés, incarcérés ou rejetés dans la clandestinité par des États qui les désignent comme des « dangers » et commodes « ennemis ». Et pourtant, courageusement, ils s’obstinent et s’entraident pour sauver leurs vies et retrouver un avenir.
Mais depuis que les guerres du Moyen-Orient et surtout de Syrie ont pris les proportions d’un massacre de masse sans fin prévisible, la situation a changé de dimension. Prises en otage entre les belligérants, bombardées, affamées, terrorisées, des populations entières sont jetées dans un exode périlleux qui, au prix de milliers de morts supplémentaires, précipite hommes, femmes et enfants vers les pays voisins et vient frapper aux portes de l’Europe.
GOUVERNEMENTS RÉTICENTS
L’incapacité où sont les gouvernements de tous nos pays de mettre fin aux causes de l’exode (quand ils ne contribuent pas à les aggraver) ne les exonère pas du devoir de secourir et d’accueillir les réfugiés en respectant leurs droits fondamentaux, qui sont inscrits avec le droit d’asile dans les déclarations et les conventions fondant le droit international. À quelques exceptions près cependant – l’initiative exemplaire de l’Allemagne - qui n’a toujours pas été suspendue à ce jour – d’ouvrir ses portes aux réfugiés syriens ; l’effort gigantesque de la Grèce pour sauver, accueillir et convoyer les milliers de rescapés qui chaque jour accostent sur ses rivages, alors que son économie a été plongée dans une austérité dévastatrice ; la bonne volonté démontrée du Portugal pour recueillir une part des réfugiés stationnant en Grèce – les gouvernements européens se sont refusés à prendre la mesure de la situation, à l’expliquer à leurs opinions publiques et à organiser la solidarité en dépassant les égoïsmes nationaux.
Au contraire, d’Est en Ouest et du Nord au Sud, ils ont rejeté le plan minimal de répartition des réfugiés élaboré par la Commission, ou se sont employés à le saboter. Pire, ils se sont engagés dans la répression, la stigmatisation, le comportement brutal avec des réfugiés et des migrants en général. La situation de la « jungle » de Calais, suivie maintenant de son démantèlement par la force, au mépris de la lettre et de l’esprit d’une décision de justice, en est une illustration scandaleuse, mais non la seule.
DES AIDES CITOYENNES
Par contraste, ce sont les simples citoyens d’Europe et d’ailleurs : pêcheurs et habitants de Lampedusa et de Lesbos, militants des associations de secours aux réfugiés et des réseaux de soutien aux migrants, foyers d’hébergement laïque ou religieux, relayés par des artistes et des intellectuels, qui ont sauvé l’honneur et montré la vois d’une solution. Ils se heurtent cependant à l’insuffisance des moyens, à l’hostilité parfois violente des pouvoirs publics, et doivent faire face, comme les réfugiés et les migrants eux-mêmes, au développement rapide d’un front européen de la xénophobie, allant d’organisations violentes, ouvertement racistes ou néofascistes, jusqu’à des leaders politiques « respectables » et des gouvernements de plus en plus gagnés par l’autoritarisme, le nationalisme et la démagogie.
Deux Europes totalement incompatibles sont ainsi face à face, entre lesquelles il faut désormais choisir. Alors qu’il y a dans le monde 60 millions de réfugiés, le Liban et la Jordanie en accueillent un million chacun (respectivement 20 % et 12 % de leurs populations), la Turquie 2 millions (3 %). Le million de réfugiés arrivé en 2015 en Europe (l’une des plus riches régions du monde, en dépit de la crise) ne représentent que 0,2 % de sa population ! Non seulement les pays européens, pris ensemble, ont les moyens d’accueillir les réfugiés et de les traiter dignement, mais ils doivent le faire pour continuer à se réclamer des droits de l’homme en tant que fondement de leur constitution politique. C’est aussi leur intérêt s’ils veulent commencer à recréer, avec tous les pays de l’espace méditerranéen qui participent de la même histoire et des mêmes héritages culturels depuis des millénaires, les conditions d’une pacification et d’une vraie sécurité collective. Et c’est la condition pour que le spectre d’une nouvelle époque de discriminations organisées et d’élimination des humains « indésirables » recule pour de bon au-delà de notre horizon. Nul ne peut dire quand et dans quelle proportion les réfugiés retourneront « chez eux », et nul ne doit sous-estimer la difficulté du problème à résoudre, les résistances qu’il engendre, les obstacles voire les risques qu’il comporte. Mais nul ne peut ignorer non plus la volonté d’accueil des populations et la volonté d’intégration des réfugiés. Nul n’a le droit de déclarer le problème insoluble pour mieux s’y dérober.
Le devoir d’assistance aux réfugiés du Moyen Orient et d’Afrique dans le cadre d’une situation d’exception doit être proclamé et mis en œuvre par les instances dirigeantes de l’UE et relayé par tous les pays membres. Il doit être consacré par les Nations Unies et faire l’objet d’une concertation permanente avec les États démocratiques de toute la région. Des forces civiles et militaires doivent être engagées, non pour mener une guérilla maritime contre les « passeurs », mais pour porter secours aux migrants et arrêter le scandale des noyades en mer.
C’est dans ce cadre qu’il faut éventuellement réprimer les trafics et condamner les complicités dont ils bénéficient. Car c’est l’interdiction de l’accès légal qui engendre les pratiques mafieuses et non l’inverse. Le fardeau des pays de premier accueil, et notamment la Grèce, doit être immédiatement allégé. Leur contribution à l’intérêt commun doit être reconnue. Leur isolement doit être dénoncé et renversé en solidarité active. La zone de libre circulation de Schengen doit être préservée, mais les accords de Dublin qui prévoient le refoulement des migrants vers le pays d’entrée doivent être suspendus et renégociés.
L’UE doit faire pression sur les pays danubiens et balkaniques pour qu’ils rouvrent leurs frontières, et négocier avec la Turquie pour qu’elle cesse d’utiliser les réfugies comme alibi politico-militaire et monnaie d’échange. Dans le même temps, des moyens de transport aériens et maritimes doivent être mis en œuvre pour transférer tous les réfugiés recensés comme tels dans les pays du « Nord » de l’Europe qui peuvent objectivement les recevoir, au lieu de les laisser s’accumuler dans un petit pays qui menace de devenir un immense camp de rétention pour le compte de ses voisins.
À plus long terme, l’Europe - confrontée à l’un de ces grands défis qui changent le cours de l’histoire des peuples - doit élaborer un plan démocratiquement contrôlé d’aide aux rescapés du massacre et à ceux qui leur portent secours : non seulement des quotas d’accueil, mais des aides sociales et éducatives, des constructions de logements décents, donc un budget spécial et des dispositions légales garantissant les droits nouveaux qui insèrent dignement et pacifiquement les populations déplacées dans les sociétés d’accueil.
Il n’y a pas d’autre alternative que celle-ci : hospitalité et droit d’asile, ou barbarie !
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