Boussole de Mathias Enard (Actes Sud, août 2015) est-il un roman ? Sans doute puisqu’il a été couronné comme tel par le jury Goncourt. L’auteur réussit le tour de force de nous présenter une encyclopédie des créations européennes orientalistes, principalement musicales, sous une forme qui en rend la lecture agréable et maintient l’intérêt jusqu’à la dernière page. Ce qui témoigne d’une sacrée virtuosité.
C’est la nuit à Vienne. Un musicologue autrichien, Frantz Ritter, qui vient d’apprendre le mal dont il est atteint et qui le condamne, ne peut trouver le sommeil et il revit ses rencontres, ses expériences, ses interrogations et ses passions, notamment celle qu’il éprouve pour Sarah une brillante universitaire éprise d’Orient.
L’explication du titre nous est donnée dans les dernières pages de l’ouvrage. La boussole est celle de Beethoven dont l’aiguille était bloquée en direction de l’Est. « L’important est de ne pas perdre l’est. », nous dit l’auteur, car « …la révolution dans la musique aux XIXe et XXe siècle devait tout à l’Orient, qu’il ne s’agissait pas de « procédés exotiques », comme on le croyait auparavant, que l’exotisme avait un sens, qu’il faisait entrer des éléments extérieurs, de l’altérité, qu’il s’agit d’un large mouvement, qui rassemble entre autres Mozart, Beethoven, Schubert, Liszt, Berlioz, Bizet, Rimski-Korsakov, Debussy, Bartôk, Hindemith, Schönberg, Szymanowski, des centaines de compositeurs dans toute l’Europe, sur toute l’Europe souffle le vent de l’altérité, tous ces grands hommes utilisent ce qui leur vient de l’Autre pour modifier le Soi, pour l’abâtardir, car le génie veut la bâtardise… » g>
Jusqu’au matin, durant les longues heures de la nuit, l’auteur nous fait voyager de Vienne à Paris, d’Istanbul à Damas, de Téhéran à Alep, avec des haltes prolongées sur le Bosphore, à Palmyre (avant les profanations…), à Raqqa…
Ce voyage littéraire et musical se fait en compagnie de Sadegh Hedayat, le poète iranien qui s’est suicidé à Paris en 1951, « …avec pour seule compagnie quelques poèmes de Khayyam et une sombre bouteille de cognac. » et sous la conduite du diplomate orientaliste Joseph Von Hammer-Purgstall, le premier traducteur des Mille et Une Nuits. g>
Au gré de la rêverie de Frantz Ritter, on découvre ou redécouvre Goethe et le Divan occidental-oriental ; Lamartine, le grand spécialiste de la culture ottomane; Victor Hugo et Les Orientales, bien qu’il ne soit jamais allé dans un pays d’Orient; Proust dans sa Recherche du temps perdu; Balzac qui le premier inclut en 1837 un texte en arabe dans un de ses roman, La peau de chagrin ; la poétesse Lucie Delarue-Mardrus; Isabelle Ebherard et tant d’autres. On pourrait y ajouter Aragon et Le Fou d’Elsa (1963). </strong>
C’est l’occasion d’écouter Ronda Alla Turca de Mozart; Bénédiction de Franz Liszt (bien qu’antisémite…); le Muezzin amoureux de Karol Szymanowski; Désert de Félicien David et les chants arabes traditionnels recueillis par Francisco Salavador Daniel...
L’auteur dénonce à la fois l’effacement de la diversité par l’Europe (Page313) et, à l’opposé, « La violence des identités imposées » (Page 259), dont l’archétype est, selon lui, Richard Wagner dont l’œuvre est « totalitaire » (Pager 261), au contraire de Bruno Walter chassé par la bourgeoisie allemande, de son poste de chef d’orchestre, car sémite. Mais l’orientalisme ne fut pas que progressiste : Gobineau, l’inventeur de « l’aryanité » était orientaliste et l’orientalisme accompagna souvent (pas toujours) les conquêtes et les spoliations coloniales (Bonaparte en Egypte).
J’ai tellement redouté que le jury du prix Goncourt couronne 2084 de Boualem Sansal, ou Soumission de Michel Houellebecq dont les médias nous ont rebattu les oreilles pour leur qualité littéraire, que je me suis réjoui du choix de Boussole que j’ai eu plaisir à lire en faisant allègrement abstraction de quelques bizarreries comme la propension de l’auteur à répéter plus que de raison certains mots tels que "orientaliste" ou "érotique"… g>
A propos de l’orientalisme précisément, un débat est ouvert : expression artistique symbolique du colonialisme ? Cheval de Troyes des envahisseurs occidentaux ? Une réévaluation est en cours. Les savants, archéologues, peintres, écrivains, musiciens, etc, ne se sont pas tous comportés comme des auxiliaires des conquérants. Il y avait chez eux un réel intérêt pour des cultures autres et ils ont souvent permis que ne soient pas oubliées des coutumes et des œuvres. Certains ont certes été des pillards et les musées des anciennes puissances coloniales regorgent de joyaux volés aux peuples colonisés, mais ce ne fut pas le comportement de tous. Je pense par exemple au peintre Alphonse-Etienne Dinet converti à l’Islam et qui se faisait appelé Nasreddine Dinet. Il est vénéré en Algérie où un musée à Bou-Saada conserve et présente une grande partie de ses œuvres.
Des critiques ont écrit que Boussole se présente comme une partition musicale. Je l’ai également ressenti ainsi. La musicalité du vocabulaire et surtout la construction des phrases qui murmurent, s’enroulent, s’envolent et chutent.
Accompagnez votre lecture de l’écoute du Chant de la nuit de Szymanowski…
Bernard DESCHAMPS
4 janvier 2016
- Pour Noël, Cécilia, une de mes petites-filles, m’a offert Le voyage des mots de Alain Rey et Lassaâd Metoui (Guy/Trédaniel, éditeur, 2014). Ce que notre vocabulaire doit à la langue arabe. Un régal !..Dont les médias dominants ne nous parlent quasiment jamais alors qu’y sévissent les tenants du soi-disant « choc des civilisations ». ng>