Les ouvriers en soierie de Lyon se soulèvent en novembre 1831 en prenant pour devise "Vivre en travaillant ou mourir en combattant". La révolte des canuts est devenue légendaire dans le monde entier, un des premiers mouvements de la classe ouvrière, une référence pour Marx, Jean Jaurès... même s’il y eut de nombreuses rebeynes ou révoltes avant elle à Lyon. Et quelques unes après, dont celle que nous avons vécu avec les jeunes des quartiers en novembre 2005, ou même en octobre 2010... Ce nouvel épisode, jour par jour, de "l’Almanach de Myrelingue" peut nous aider à prendre de la graine ; même si chaque fois, la situation est différente, il n’est jamais inutile de connaître ce qui s’est passé. La fabrique lyonnaise À cette époque, le textile était la principale industrie française et la fabrique lyonnaise de soierie faisait vivre la moitié des habitants de la deuxième ville du royaume avec plus de 30 000 métiers à tisser, ainsi que d’autres ouvriers aux alentours de Lyon. Ces tisseurs lyonnais, ou canuts, étaient des maîtres-ouvriers qui possédaient à domicile leurs bistanclaques (souvent 2 métiers à tisser, parfois plus) et travaillaient chez eux au sein de la famille, avec des compagons qu’ils logeaient et nourrissaient. On employait, dans les temps de vaches maigres, surtout des femmes, moins bien salariées, et des apprentis ou garçons de course, qu’on appelle à Lyon des brasse-roquets, encore moins bien payés, alors que les ensouples où s’enroulaient le tissu étaient pour eux très lourdes à charrier. Même si l’installation de métiers Jacquard avaient fait disparaître les tireurs de lacs, la soierie, ce n’était pas que le tissage avec gareurs, satinaires, lanceurs, battandiers..., c’était aussi metteurs en carte, liseurs de dessins, magnanarelles, monteurs, brocheurs, plieurs, moulineurs, ourdisseuses, ovalistes, remetteuses, tordeuses, dévideuses, passementières, guimpières, taffetaquières, teinturiers, finisseuses... Et face à eux, les patrons que l’on appelle à Lyon les fabricants de soierie, ou soyeux, mais qui ne fabriquent rien. Ce sont en fait des négociants, qui avancent le capital en se procurant la matière première et se contentent de passer des ordres aux canuts. En dehors de tous ces ateliers situés dans les appartements des pentes et à la Croix-Rousse, mais aussi à St Georges, à Bourgneuf (Pierre scize), à la Guillotière et Vaise, une seule tentative de concentration industrielle existait à St Rambert l’ile Barbe, devenu le quartier nord de Lyon. Là, l’usine de soierie de la Sauvagère, aujourd’hui lycée professionnel, y employait 600 ouvriers, dont beaucoup se sont joints aux insurgés de la Croix-Rousse. La situation de misère et d’oppression Tout ce monde ouvrier était à la merci de la mono-industrie du tissage qui fluctuait selon le marché de la soie, et à la merci des soyeux qui leur passaient commande et s’en mettaient plein les poches. Les canuts travaillaient de 15 à 18 heures par jour (10 heures pour les enfants de 6 à 10 ans) pour des salaires de misère. Ils s’entassaient dans des appartements-ateliers malsains. Les métiers Jacquard exigeaient des hauteurs de plafond beaucoup plus importantes qu’auparavant, mais le plus souvent l’espace supplémentaire était comblé par une soupente (mezzanine) où logeaient les familles tandis que les compagnons, les apprentis dormaient souvent dans des placards. Certes, une solidarité unissait les canuts qui avaient mis en place, sous l’impulsion de Pierre Charnier et d’autres militants de l’époque, le mouvement mutuelleiste. L’idée des mutuelles était de prévoir les périodes de morte [1] pour rémunérer les sans-travail par les ressources des cotisations. Il était même envisagé de fonder une coopérative de production qui aurait permis de se passer des fabricants de soierie, qui eux vivaient dans l’opulence... Mais on n’en était pas encore là. La révolte couve Dès janvier 1831, une certaine agitation se manifeste. Des rassemblements se forment en différents points de le ville pour demander du travail et du pain. En avril-juin 1831 les idées saint-simoniennes et fourieristes se répandent évoquant l’oppression des riches, les méfaits d’une concurrence exacerbée, l’injustice sociale. Peu à peu, se perçoit une conscience de classe. La crise sournoise, dont on annonçait sans cesse la fin prochaine, se prolonge et les fabricants de soierie se montrent de plus en plus intraitables vis à vis des prix de façon. Des prospectus circulent et le journal l’Écho de la Fabrique va bientôt sortir. Le général Roguet, commandant la division militaire de la région lyonnaise, s’inquiète et contacte les Prud’hommes sur l’utilité d’un tarif minimum. L’adjoint Terme, qui remplace le maire absent, réunit le 12 octobre des représentants des deux parties, mais les soyeux se dérobent. Le 18 octobre, c’est au tour du préfet Bouvier-Dumolard de s’inquiéter. Alors 8000 canuts élisent des "commissaires" qui forment une commission qui demandent un tarif et remettent une adresse au préfet : « Le moment est venu où, cédant à l’impérieuse nécessité, la classe ouvrière doit et veut chercher un terme à sa misère » . Une nouvelle réunion avec délégués des canuts et des soyeux est convoquée par le préfet le 25 octobre. Mais en même temps 6 000 canuts, chefs d’ateliers et compagnons, venus de tous les faubourgs, se rassemblent et défilent, disciplinés, en silence, dans les rues de Lyon jusque devant le préfet, place des Jacobins, et à Bellecour. Un tarif élaboré en commun est signé qui devait entré en vigueur le 1er novembre. Et c’est l’occasion de fêter ça en remerciant le préfet en cette soirée du 25 octobre. Cette organisation sans faille semble le fait d’une étroite collaboration entre les volontaires du Rhône, républicains, et les mutualistes. Mais la plupart des fabricants refusent pourtant d’appliquer le tarif et en appellent même au gouvernement qui désavoue l’attitude du préfet. Un soyeux a mis le feu aux poudres en mettant un révolver sur la tempe d’un canut en lui disant « voilà notre tarif ! ». Se voyant trompés, exaspérés par l’intransigeance des fabricants, les canuts perdent patience et veulent s’en prendre à la rue des Capucins, le quartier des soyeux. On parle de tric, de se mettre en grève générale. Ils attendent jusqu’au 20 novembre, jour où ils apprennent que de nombreuses commandes sont attendues. Ils décident de ne pas reprendre le travail et d’aller de nouveau manifester en masse devant la préfecture (place des Jacobins). La situation est explosive car ce même 20 novembre une revue avec le général Ordonneau de la garde nationale des quartiers de la presqu’île, où dominent les fabricants, a lieu place Bellecour, c’est-à-dire tout près des Jacobins. Le 21 novembre 1831 Dès le lever du jour, une agitation fébrile gagne toute la population de la Croix-Rousse. La plupart des métiers sont arrêtés. Plus d’un milliers d’ouvriers se rassemblent sur le plateau de la Croix-Rousse, entendant faire respecter l’exécution des nouveaux tarifs. Dix mille attendent sur la place Bellecour. Et ils sont des centaines à la Guillotière.Des cortèges se forment, se gonflent d’heure en heure, les tambours battent le rappel. Les Canuts s’élancent avec leurs poings nus, avalant les pentes en contraignant les autorités présentes à la retraite anticipée. Visiblement, la garde nationale de la Croix-Rousse, où dominent les canuts, n’a pas l’intention de s’opposer à l’action des ouvriers. Des escarmouches se produisent en divers points du plateau et notamment en haut de la Grand’côte, rue Bodin, mais les ouvriers restent maîtres de la situation en construisant de nombreuses barricades. Le maire par intérim ordonne à Ordonneau d’intervenir. Les canuts émeutiers décident de former un cortège et d’aller défiler dans Lyon.C’est là qu’un drapeau noir flotte sur lequel certains ont vu écrit cette célèbre devise "Vivre en travaillant ou Mourir en combattant" . Ils se heurtent à un peloton au bas de la Grand’côte (la rue des Capucins est le secteur des soyeux). Des coups de feu éclatent et des hommes tombent. Les manifestants ripostent avec le peu d’armes dont ils disposent, essentiellement quelques gourdins et des pelles et remontent sur le plateau. De chaque fenêtre les ménagères crient "Aux armes, aux armes, les autorités veulent assassiner nos frères." De chaque maison sortent des combattants armés de pelles, de pioches, de bâtons et des étais de leurs métiers à tisser en hurlant : "Du pain ou du plomb !" Ceux qui n’ont pas d’armes transportent des pavés aux étages supérieurs des maisons ou sur les toits dont ils arrachent les tuiles. Des barricades avec des charrettes s’élèvent rapidement aux quatre coins de le Presqu’île, des bateaux sont renversés sur les quais formant autant de barrages de distance en distance. Des canuts désarment la garde nationale de la Croix-Rousse et battent le tocsin pour un appel aux armes généralisé. Ils construisent de nouvelles barricades avec l’aide de femmes et d’enfants. La bataille devient acharnée. C’est l’affolement général à l’Hôtel de ville et à la préfecture. Le général Roguet s’efforce de faire démolir quelques barricades. Le préfet, qui invite les "honnêtes gens" à ne pas se mêler au mouvement des "mauvais sujets", décide d’aller en bataillon avec le général Ordonneau. Indignation et colère des canuts qui s’estiment trahis ; le préfet et Ordonneau sont pris en otages.