L'Humanité
La campagne contre la guerre du Rif, qui se développe au début des années vingt, représente un moment de jeunesse de l'Humanité et du communisme en France. Entretien avec René Gallissot, historien (*) en 2004.
Pendant six ans, à partir de 1919, se déroule dans l'étroite bande côtière du Maroc, la sanglante " guerre du Rif ". Elle opposera successivement, puis conjointement, l'armée espagnole et l'armée française à la guérilla conduite par Abd el-Krim, et fera des dizaines de milliers de victimes. Finalement, le leader marocain sera déporté à La Réunion, et la provisoire République du Rif sera dissoute. Pourquoi cet acharnement dans une guerre coûteuse, alors qu'Abd el-Krim ne menaçait guère ces empires coloniaux ?
René Gallissot. La conquête du Maroc renvoie au partage de l'Afrique, à la rivalité franco-allemande au début du XXe siècle. L'exemple n'en est pas moins un des premiers compromis du système-monde impérialiste. À la conférence d'Algésiras en 1906 (la Russie et les États-Unis y participent), la zone Nord, le Rif donc, est dévolu à l'Espagne, et la plus grande part du pays à l'occupation française. Les deux zones seront sous protectorat conservant le régime du sultanat chérifien. Tanger reste zone franche internationale. La Banque d'État du Maroc est un consortium privé dont le principal actionnaire est la Banque de Paris et des Pays-Bas ; le commerce du Maroc n'est pas intégré à l'empire français, mais déjà au marché mondial car les douanes sont limitées au plus bas selon le régime dit de la " Porte ouverte ".
La guerre mondiale à peine finie, quels intérêts l'Espagne puis la France ont-elles de se lancer dans cette grande opération guerrière ?
René Gallissot. La guerre de 1914 a fait des États-Unis le banquierdu monde, la puissance qui tire profit de sa dette. La France est saignée, mais dispose d'une immense armée faisant appel aux troupes coloniales. Lyautey destitué, c'est Pétain qui sera envoyé pour combattre Abd el-Krim ; il disposera de 32 divisions, plus de 350 000 hommes. L'Espagne qui est en mal d'empire perdu, est poussée par le parti africaniste à reprendre pied outre-mer ; or son armée a déjà été battue dans ses tentatives de conquérir le Rif, avant 1914 à partir de Ceuta et Melilla ; elle l'est à nouveau à Anoualen en 1921 ; elle reste en difficulté sous l'action de guérilla que mènent Abd el-Krim et ses groupes mobiles de montagnards armés ; Hô Chi Minh puis Mao le citeront en exemple. Devant les succès d'Abd el-Krim, la panique gagne Fès et les villes au pied du Rif. L'armée française va prêter main-forte ou plutôt main lourde à l'armée espagnole, en mobilisant les grands moyens, des bateaux de guerre et des avions et en procédant à des bombardements, avec usage de " bombes asphyxiantes ".
Qui est Abd el-Krim ? Quelles sont ses bases sociales et ses idées ? Veut-il unifier le Maroc sous sa souveraineté ?
René Gallissot. République du Rif ne veut pas dire État marocain. C'est nous, et plus encore après 1945 et à travers l'ONU, qui avons l'État nation dans la tête avec un État, un peuple, un territoire ; c'est la forme ultime du nationalisme, et nous sommes incapables de comprendre le soulèvement des peuples, au pluriel, et les mouvements nationalitaires de résistance qui se manifestent encore dans l'entre-deux guerres. Le nom de Mohammed ben Abd el-Krim el-Khattabi manifeste les deux faces du personnage social et politique : le leader moderne et le lettré de famille de fonction. Le père a été cadi (juge) au début du siècle, investi par le sultan dans sa région de la tribu berbérophone des Beni Ouriaghel ; il a été aussi écarté lors de changement de sultans. C'est dire que la famille a un patrimoine, une notabilité et des alliances. Les fils Abd el-Krim, capital familial aidant, sont allés à l'école espagnole ; un frère, Abdessalam, qui sera l'intendant de la défense du Rif, a poursuivi ses études en Espagne ; il est ingénieur. Celui qu'on appelle l'émir, pour dire commandant en chef, après des études secondaires, a été plusieurs années collaborateur d'un journal espagnol de Melilla, accompagnant et servant la pénétration coloniale. Les Rifains partent nombreux en émigration, laissant leur pays de vallées et de montagne à son organisation réglée par la parenté et le pouvoir des chefs de familles et de tribus. Ces Rifains ouverts sur le monde, étonnés par la guerre et les révolutions de Russie et de Turquie, s'enflamment pour des Républiques fondées sur un soulèvement populaire contre des envahisseurs et contre la domination des puissances et des groupes capitalistes étrangers. Pour Abd el-Krim, la République doit être moderne, établir un État de fonction publique et de justice par la réforme d'un État musulman. Il n'en reste pas moins que son initiative est en rupture avec le sultanat du Maroc ; il ne revendique pas l'empire des chérifs qui prétendent descendre de la famille du Prophète. il fait exploser dans le Rif une République qui fait partie de ces soulèvements de minorités nationales, dans l'élan des mouvements Jeunes nationaux, après la révolution soviétique, en pays kurde au Moyen-Orient, et avec le soulèvement principalement druze en Syrie et au Liban. Précisément, c'est contre la guerre du Rif et de Syrie que l'Internationale communiste appelle à faire campagne. En septembre 1924, les communistes français salueront dans un télégramme à Abd el-Krim " la victoire du peuple marocain sur les impérialistes espagnols ". Comment le jeune Parti communiste et l'Humanité ont-ils développé l'action contre la guerre ? René Gallissot. C'est Jacques Doriot pour les Jeunesses communistes et Marcel Sembat pour la Section française de l'Internationale communiste (SFIC) qu'est le jeune Parti communiste, qui signent ce télégramme de salut. En France, la guerre du Rif est présentée par les actualités cinématographiques. Après la boucherie de 1914-1918 et pour compenser la censure, la grande presse comme l'Illustration est pleine de photos et d'images, voire de reportages qui se tiennent entre la vision guerrière et l'exotisme. L'Humanité est alors un journal iconoclaste. Ainsi en juin 1925, ce bandeau à la une : " Caillaux de sang ", pour dénoncer l'impôt que le ministre des Finances fait voter pour faire " la guerre des banquiers et des industriels ", les prolétaires et les colonisés ont les mêmes exploiteurs. C'est à Pétain que l'on fait appel. Verdun n'est pas encore un mémorial patriotique, surtout pas pour les communistes qui reprennent, après la campagne contre l'occupation de la Ruhr, ce qu'on appelle " l'action anti " : antimilitariste, antinationaliste, anticolonialiste et en même temps anticléricale, contre ce cléricalisme qui bénit les drapeaux, honore les ganaches décorées et fait défiler les anciens combattants pour le compte de la droite nationaliste. Cette virulence qui continue l'anarcho-syndicalisme, dénonce la guerre du Rif que mène le gouvernement du Cartel des gauches, car la gauche est coloniale. La directive de l'Internationale communiste de Front unique avec les socialistes, reste une formule abstraite ; pour renaître, le mouvement ouvrier doit exorciser la faillite et la honte de 1914 qui ont fait l'Union sacrée. Le jeune communisme est en dehors du nationalisme français, fut-il exprimé sous les voiles du patriotisme républicain de gauche. Les socialistes passés en majorité au PC au congrès de Tours, reviennent en 1923 à la vieille maison. Restés en petit nombre, quand ils ne sont pas des militants venant du syndicalisme révolutionnaire, les communistes sont des adhérents de vingt ans. Vingt ans en 1920, c'est l'âge du communisme. Ces jeunes démobilisés et en quête d'emploi, ces destinées prolétaires se retournent contre le vieux monde et les prêcheurs de guerre avec cet éclat subversif que jettent, eux aussi, les jeunes écrivains et artistes surréalistes. Comment ce jeune parti mène-t-il son action ? Quel rôle joue vraiment Maurice Thorez ?
René Gallissot. La geste d'histoire du PCF autour de Maurice Thorez sera écrite par la suite. C'est après 1931-1932 que Moscou fait fond sur Maurice Thorez. La campagne a été menée par les Jeunesses communistes. C'est Jacques Doriot qui conduit le plus souvent la bataille parlementaire qui tient effectivement de la bataille. C'est l'activisme des jeunes qui anime les manifestations sur les lieux publics, devant les casernes et quelquefois dedans, en criant les mots d'ordre de fraternisation qui s'adressent d'abord aux troupes coloniales. André Marty monte au créneau pour répéter le geste des mutins de la Mer noire : " Hissez le drapeau rouge, n'embarquez pas de cadavres en sursis pour la terre africaine " (juin 1925, encore dans l'Humanité). Quand Maurice Thorez est mis à la tête du Comité d'action contre la guerre du Rif, en avril 1925, c'est cependant pour montrer que le Parti existe et pas seulement les Jeunesses ; à ce titre il sera condamné à quatorze mois de prison. Les Jeunesses s'appuient sur les syndicalistes révolutionnaires de la CGTU, qui s'emploient à entraîner les travailleurs " coloniaux " dans des congrès ouvriers nord-africains. Les mots d'ordre partent de la Maison des syndicats, rue de la Grange-aux-Belles ; ce volontarisme appelle à la grève générale. Au lendemain des manifestations du 12 octobre 1925, l'Humanité titre sur 900 000 grévistes ; les historiens rabattent sur 300 000 ou 400 000, ce qui est déjà extraordinaire face à une guerre coloniale. C'est la force et l'étroitesse de la minorité révolutionnaire.
Abd el-Krim est défait en mai 1926 et déporté ; il s'échappera en 1947 du bateau qui le ramène de La Réunion et s'établira au Caire. Comment interpréter la phrase qu'il prononce en 1963, peu avant sa mort : " Je suis venu trop tôt. " ?
René Gallissot. Trop tôt pour que l'emporte une guerre de libération nationale. À partir de 1948, et derrière le Bureau du Maghreb et de la Palestine de la Ligue arabe, pour les pays arabes qui n'ont pas d'État, il s'emploie à préparer l'entrée en lutte de l'Armée de libération du Maghreb. C'est ce dispositif qui pousse en avant, au Maroc, les deux branches armées de libération, celle du Rif, à nouveau donc, et celle du Sahara, et l'ALN algérienne. Il est ainsi présent à la fin des temps de libération nationale, moins la Palestine. Pour le PCF, qui s'est investi dans l'idéologie nationale à travers le Front populaire, la lutte antifasciste et la Résistance, ce passé d'" action anti " apparaît bien comme un moment de jeunesse. Quel contraste avec les motifs de la campagne contre la guerre d'Algérie, mesurés par le suivisme de la stratégie soviétique et les vains exercices de front avec la SFIO. En mars 1956, le vote des pouvoirs spéciaux, les appels derrière le Mouvement de la paix, laissent les manifestations de rappelés sans relais. L'endurcissement stalinien et tout autant le discours de glorification nationale font s'ouvrir la coupure avec la jeunesse et les nouveaux mouvements. L'Humanité a fort à faire pour remonter ces temps de l'âge de fer. Entretien réalisé par Lucien Degoy
(*) Professeur émérite d'histoire à l'université Paris-VIII, fondateur et ancien directeur de l'Institut Maghreb-Europe. Dernier ouvrage paru : le Maghreb de traverse (Éd. Bouchenne, 2000).