Dans les années cinquante, lors d’une de ses premières expositions, une spectatrice s’exclama : « Il va me falloir réviser ma notion de beauté. » Jean Dubuffet était, en effet, résolument à contre-courant des modes de l’époque. Le peintre de la transgression. Dérangeant. Depuis notre œil s’est habitué; le plaisir n’en est pas moindre et la riche exposition que lui consacre le musée Pierre-André Benoit d’Alès est un vrai bonheur.
Un mot d’abord à propos de ce musée que l’on doit à notre ami le Dr. Gilbert Millet lorsqu’il était maire d’Alès. Aménagé dans une grande maison bourgeoise du quartier historique de Rochebelle, les pièces en ont été conservées avec leurs cheminées d’époque, ce qui confère aux expositions une atmosphère intime pleine de charme, confortée par les parquets dont les lames chantent sous les pas des visiteurs. Des vitraux signés PAB, à dominante bleue et rose, d’une grande fraicheur éclairent la montée d’escalier.
Les œuvres accrochées sur les murs blancs y prennent toute leur valeur. Plusieurs centaines de dessins, d’études, de tableaux des années 45 à 83 y sont présentés. On y lit avec émotion des textes de Guillevic, de Jean Paulhan, de Francis Ponge…illustrés par le peintre. Créations en noir et blanc ou en couleurs comme Nez carotte (avril 1961), Corps de dames (1950) ou L’homme au chapeau (1961). Cet artiste qui puisait son inspiration dans la terre et les pierres les sublima pour nous offrir des créations empreintes de rêves qui atteignirent leur plénitude avec le cycle de L’Hourloupe entre 1962 et 1974. Plusieurs œuvres peintes de cette période sont exposées. J’ai également aimé particulièrement Site de mémoire III (1978). Le rêve encore avec la série des Murs. Sombres, décrépis mais si chargés de souvenirs tel Homme coincé dans les murs (1945) qui accompagne ces vers de Guillevic qui parlent au cœur des habitants de nos cités :
« Il asseoit à l’écart
Un corps habitué
Exclut les portes,
Exclut le temps,
Voit le noir
Et dit « amour »
On ne peut citer toute l’exposition ; un catalogue existe à cet effet. Au fil de ma déambulation je tombe en arrêt devant Situation III (1978), Champs de silence (1958), Défricheurs (1953).
J’ai cité plus haut Site de mémoire III. Arrêtons-nous un instant sur ce tableau qui, à première vue, semble un magma informe. Un magma en effet. Le magma de la mémoire. Tout ce qui à un moment donné remonte et affleure. Une vague de fond d’images, de perceptions. Un entrelacs de sensations d’où émergent un couple, un autoportrait de l’artiste, un bavoir, une palette de peintre, des taches aux formes multiples et des fils et encore des fils comme des ébauches d’idées emmêlées qui s’enchaînent…A l’image du nombre incalculable de « choses » accumulées dans notre mémoire. Magma, certes, mais magma séduisant. Absurde ? Non, son œuvre est profondément humaine.
Bernard DESCHAMPS 19 août 2015