Pierre Daum poursuit son travail de démystification. Après les Pieds-noirs restés en Algérie à l’indépendance, il a poursuivi ses recherches à propos des « harkis » et signe LE DERNIER TABOU (Actes Sud, avril 2015). Le terme « harki » prête à confusion. En réalité furent des harkis, les Algériens membres d’une harka engagée aux côtés des troupes françaises. La plus connue fut celle du Bachagha Boualam dans l’Ouarsenis, sous les balles de laquelle tomba notamment le militant communiste Aspirant Henri Maillot. Le terme « supplétif » lui est donc préférable et Pierre Daum nous rappelle ce que furent les diverses catégories de supplétifs recrutés par les autorités françaises pour combattre le FLN : les auxiliaires de police (GMPR qui devinrent les GMS) ; les mokhaznis employés dans les SAS ; les gardes villageois d’autodéfense (GAD) ; les gardiens (aassès) et les harkis. Auxquels il faut ajouter les soldats algériens « musulmans » réguliers (appelés ou engagés) et les civils profrançais (ils ne l’étaient pas tous) parmi les 11 500 conseillers municipaux à partir d’avril 1959 et les 350 conseillers généraux à partir de 1960. Au total, dans l’état actuel des recherches 450 000 hommes dont 250 000 supplétifs, 170 000 soldats et 30 000 notables. Quel fut leur sort en 1962 ? Les Accords d’Evian du 18 mars 1962 ne les évoquent qu’indirectement et très succinctement. Ni le Gouvernement français ni le GPRA (Gouvernement provisoire de la République Algérienne) « ne s’en étaient réellement préoccupés", nous dit Pierre Daum (P.69). Les uns et les autres les considéraient comme des ressortissants algériens et le Premier ministre Pierre Messmer écrivit : « Il y a avantage à ce que la grande masse reste en Algérie ». La crainte était en effet qu’ils rejoignent en France l’OAS. Et De Gaulle lui-même décréta par l’Ordonnance du 21 juillet 1962 la « perte de la nationalité française à tous les « Musulmans » d’Algérie. » (P.87) 140 000 réfugiés hommes, femmes et enfants « musulmans » dont 30 000 supplétifs furent cependant accueillis en France, dans les conditions que l’on sait. Dans des camps où avaient avant eux été parqués des Algériens qui luttaient pour l’indépendance. Les 420 000 autres, supplétifs et profrançais, et leurs familles soit environ 1 million 200 000 personnes restèrent en Algérie. « L’idée que tous auraient été « massacrés » est tellement rabâchée depuis un demi-siècle qu’un vrai effort de l’esprit devient nécessaire pour tenter d’approcher sereinement la réalité historique. » écrit Pierre Daum (P.105). Les nostalgiques de l’Algérie française s’appuient sur un rapport intitulé « Note sur les massacres de harkis dans l’arrondissement d’Akbou » remis en mai 1963 par un ancien sous-préfet d’Akbou, Jean-Marie Robert qui évaluait le nombre de morts à 150 000. « Aujourd’hui, à la suite de Sylvie Thénault, plus aucun historien ne prend au sérieux les conclusions de ce rapport » (P.138). Certes des jugements sommaires eurent lieu comme nous en connûmes en France à la Libération, au point que les anciens supplétifs préféraient être emprisonnés. Ce fut le fait de « tribunaux populaires » et de « combattants » de la dernière heure, du mois de mars 1962, ceux que les Algériens appellent des «marsiens». Et Pierre Daum rappelle cette appréciation de l’historien Gilbert Meynier : « Au sommet du pouvoir d’Etat, qu’il s’agisse du GPRA ou qu’il s’agisse de l’EMG [état-major général de l’ALN sous les ordres de Houari Boumédiene], aucun des documents consultés n’indique qu’il y a eu des ordres délibérés de représailles contre les harkis. » (El Watan, 10 mars 2005). Par contre, il est vrai qu’un certain nombre fut affecté au déminage des frontières tunisienne et marocaine où l’Armée française avait déposé 11 millions de mines antipersonnel. Ce fut évidemment une hécatombe. Certains ont avancé le chiffre total de 42 000 supplétifs qui auraient été éliminés au moment de l’indépendance, mais c’est le chiffre de 10 000 qui est généralement retenu par les historiens. C’est un chiffre considérable, bien loin cependant des estimations apocalyptiques des adversaires de l’indépendance. 90% ont continué à vivre en Algérie. Dans des conditions matérielles souvent difficiles et en butte à l’hostilité de leurs concitoyens, mais en vie. Plus de la moitié de l’ouvrage de Pierre Daum est d’ailleurs consacrée aux 43 témoignages qu’il a lui-même recueillis sur l’ensemble du territoire de l’Algérie. Ils colorent de leur dimension humaine la matière aride et désincarnée mais indispensable des archives et des études statistiques. Ils aident à mieux comprendre la tragédie que fut la guerre d’indépendance à laquelle le peuple algérien fut acculé par l’égoïsme des possédants et l’aveuglement des gouvernants français.
Bernard DESCHAMPS
14 juillet 2015