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27 mars 2015 5 27 /03 /mars /2015 17:55
HOMMAGE DE MAÎTRE ALI HAROUN A JACQUES VERGES ET ALI BOUMENDJEL

Mesdames, Messieurs,

Aujourd’hui, Journée nationale de l’avocat, nous sommes réunis pour rendre hommage à deux grandes figures du barreau. Ali Boumendjel et Jacques Vergès. Nous laisserons le soin d’évoquer la carrière et le sacrifice du premier aux confrères qui l’ont côtoyé, plaidé à ses côtés, qui furent témoins de son enlèvement et contemporains de son assassinat. Nous nous pencherons essentiellement sur l’irruption de Vergès dans la nouvelle défense des militants du FLN et sa remarquable efficacité durant la période 1958-1962, sans toutefois occulter les autres avocats, français, belges et allemands, qui ont mis leur talent au service de la juste cause de libération des peuples. Comme l’on ne saurait oublier les autres avocats martyrs : Pierre Popie, mon ancien condisciple à la conférence du stage abattu par un parachutiste de la Légion étrangère, maître Garrigue du Barreau d’Alger, maître Thuveny et Maître Abed du barreau d’Oran assassinés par les «ultra» de l’Algérie française, maître Lamrani mort au maquis… ainsi que les avocats européens placés en camp d’internement tels Grange, Guedj, Smadja… et bien d’autres, ainsi que la plupart des avocats algériens les «Français-musulmans» à l’époque, emprisonnés, internés ou exilés. Cultivant le paradoxe, Jacques Vergès se définissait : «Salaud magnifique». Comment dès lors appréhender l’avocat, le «debater», le polémiste, l’écrivain, le politique, quand ce binôme aux termes contradictoires caractérise notre ami, au point qu’il paraît difficile de l’aborder par une seule face ? Jules Renard écrivait dans son journal de 1907 : «Un homme de caractère n’a pas bon caractère.» Vergès ne manquait ni de l’un ni de l’autre. Sa répartie flagrante et imparable, souvent agressive, est insensible à la compassion. A l’audience un témoin pense le déstabiliser : «N’oubliez pas, Maître, que j’ai porté l’étoile jaune imposée par les nazis.» Du tac au tac, Vergès répond : «Ma mère était jaune de la tête aux pieds.» Quand on sait qu’elle était asiatique, le trait faisait doublement mouche. Vietnamienne, elle était jaune et colonisée, elle avait subi la ségrégation raciale. Pascal avait émis une pensée que jadis nos professeurs de rhétorique n’ont pas soumise à nos cogitations, nous futurs avocats : «Et combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il plus juste la cause qu’il plaide(1).» Que la mémoire du philosophe nous pardonne ni Vergès ni les membres du collectif ne pourraient y souscrire, eux qui percevaient un honoraire forfaitaire mensuel à peine supérieur au SMIG de l’époque. Certes après la guerre d’Algérie, Jacques Vergès, avocat de certains potentats africains, était à la tête d’un cabinet florissant. Mais il ne pouvait être à la fois «magnifique» et pingre. Il vécut grandement et dépensa autant. Parfois plus que sa réputation et son travail ne lui procuraient de ressources. Les confrères qui l’ont approché au Barreau d’Alger ne l’ont pas ignoré. Un sage avait affirmé : «Le seul vrai talent d’un homme est de vivre au-dessus de ses moyens sans se ruiner.»(2) Magnifique jusqu’au bout, Jacques aura de son vivant épuisé son actif, au point que certains de ses documents et archives de valeur allaient répondre de ses dettes après son décès. A cette audience du tribunal militaire des forces armées de Paris siégeant à la caserne de Reuilly, il y a de l’électricité dans l’air. On y juge l’affaire de la cartoucherie de Vincennes. Le commandant Girard, commissaire du gouvernement, particulièrement agressif, a traité les avocats de menteurs, et provoque un vif incident. La presse en rend compte et le souligne lourdement. Le lendemain, maître Jacques Gambier de la Forterie, officier de la Légion d’honneur, grand invalide de guerre, ancien officier d’aviation, ancien juge d’instruction militaire, déclare à son confrère Jacques Vergès, qu’il est absolument indigné par les propos du commissaire du gouvernement et se tient, dans cette affaire, à la disposition de l’offensé. Vergès fait donc porter par ses deux confrères Gambier de la Forterie et Maurice Courrégé sa carte à l’offenseur, l’avisant, conformément au code de l’honneur, qu’il en demande réparation par un duel. Il choisit le pistolet et ne s’arrêtera pas au premier sang(3). Ce sera un affrontement à mort. Le commandant Girard, vraisemblablement embarrassé, ne répondit pas. Maître Gambier dressa à son encontre un procès-verbal de carence. Ce qui suffira à laver l’honneur de l’offensé. Et il n’y eut pas de duel. La violence a donc pénétré le prétoire. De tout temps, les avocats français de gauche ont — et c’est à leur honneur — défendu devant les tribunaux les colonisés qui prétendaient, au nom même des principes de la Révolution française de 1789 ou ceux de la Constitution, s’élever contre la sujétion et contester l’ordre colonial. Il en fut ainsi en Algérie. Pour tout avocat français démocrate, la tâche était relativement aisée, tellement paraissaient criantes les injustices dont souffrait le colonisé. Dès lors qu’il n’était pas porté atteinte au principe sacro-saint de la souveraineté française en Algérie, considérée définitivement par le législateur comme trois départements, tous les moyens de défense étaient permis. Ainsi des avocats communistes, socialistes, et divers démocrates purent mettre leur talent, et très souvent leur générosité, au service des militants algériens poursuivis, généralement, pour expression d’idées politiques non conformes au postulat colonial. Des membres du barreau de Paris, tels maîtres Stibbe, Douzon, Dechezelles, Braun, Weil et bien d’autres n’ont jamais ménagé leurs efforts pour franchir la Méditerranée et plaider avec courage et conviction la cause des nationalistes. Après le 1er novembre 1954, le FLN refuse d’emblée la donne. Il ne jouera plus avec les cartes coloniales biseautées. Il considérera que la loi conçue, discutée et votée par le Parlement français, promulguée par le chef de l’Etat français, n’est pas l’expression de la volonté générale, en tout cas pas celle du peuple algérien, qui n’a été en rien consulté. D’ailleurs, les moyens purement politiques n’ont jamais permis au peuple algérien de revendiquer, encore moins d’obtenir, l’exécution de sa réelle volonté d’indépendance. Aussi prend-il délibérément les armes et se considère-t-il en guerre contre l’occupant de son pays(4). Et, pour être logique avec lui-même, chaque militant algérien, arrêté et traduit devant les tribunaux coloniaux, devait se comporter en «belligérant». C’est bien cette ligne de conduite que la Fédération de France du FLN tente de faire suivre aux inculpés, chaque fois que les circonstances le permettent. Quel sera dès lors le rôle de l’avocat ? Peut-il mener sa défense dans ce contexte ? La position du détenu algérien est légitime et pourtant «illégale» au regard du droit que les autorités veulent lui appliquer. Mais pour l’avocat français, suivre dans ses moyens le militant FLN qui entend soustraire l’Algérie à l’autorité coloniale française, c’est alors enfreindre la loi garantissant la sûreté de l’Etat par les articles 75 et suivants du code pénal. Mais si, dans ces circonstances, l’on est convaincu qu’au-dessus de la loi contingente, traduisant la prédominance de certains hommes sur d’autres, existe une loi permanente, expression d’une vérité éternelle : l’homme est né pour vivre libre, alors cette loi naturelle, aucun juge, aucune juridiction ne saurait la transgresser, sans perdre le respect attaché à leur fonction. Le Droit, quelle que soit l’apparence légale de son expression et la solennité dont il s’entoure, ne peut excuser, ni encore moins justifier, par une servile application de la loi du moment, l’injustice fondamentale procédant de la négation ou du mépris de la loi naturelle reconnaissant à l’Homme son droit au respect de sa dignité et de sa liberté. Il était donc nécessaire de considérer tous les avocats du FLN comme militants d’une cause dont les principes sont universellement admis. Pour les Algériens, déjà engagés au sein du Front, le problème était simple. Ils furent mobilisés. Quant aux avocats français, qui, dans l’intérêt futur de leur pays, ont œuvré au sein du collectif, ils ont eux-mêmes choisi entre la loi du moment et le droit permanent la légalité coloniale et la justice intrinsèque. C’est ainsi que les premiers avocats du FLN non encore structurés dans un cadre directement rattaché à la Fédération entendent mener la défense. Mais la Direction générale de la Sûreté nationale (la DGSN), conformément d’ailleurs à la politique coloniale de l’époque, les considèrent comme les alliés des ennemis de la France. Maître Amokrane Ould Aoudia est abattu dans les escaliers de son immeuble du 13, rue Guénégaud à Paris par une mystérieuse «Main rouge» qui n’est autre que le «service action» de la DST chargé des exécutions extrajudiciaires, comme l’a confirmé, longtemps plus tard, Constantin Melnik, conseiller à la sécurité de Michel Debré. Il devient dès lors indispensable de s’organiser en conséquence pour assurer la défense des militants détenus. Un collectif est créé. Maîtres Abdessamad Benadallah, Mourad Oussedik et Jacques Vergès sont placés à la tête de ce collectif, installé à Paris, mais responsable de tout le territoire métropolitain où l’on compte 83 prisons et 5 camps d’internement, où sont détenus jusqu’à 1 200 militants à Fresnes, 2e division et 3 000 au camp de Larzac. C’est alors que le talent de Jacques Vergès, qui avait déjà assisté Djamila Bouhired à Alger, s’exprime et va s’imposer de 1958 à 1962. Certes Vergès avait prouvé ses capacités comme premier secrétaire de la Conférence du stage au Barreau de Paris. Mais à défaut de manifester sa compétence, elle risquait de demeurer ignorée. Et cette occasion, ce sera la guerre d’Algérie, parvenue à la barre des tribunaux coloniaux, qui va la lui offrir. Vergès et ses confrères du collectif adoptent une tactique nouvelle : le militant de la cause algérienne ne réclame plus l’application de la loi française qui, par hypothèse, fait de lui un délinquant. Il la refuse et la rejette. Contraint de s’expliquer devant un prétoire, il s’en servira comme d’une tribune pour faire connaître publiquement la cause qu’il défend. A tactique nouvelle, structure nouvelle. Le 19 avril est rédigée et transmise à Mourad Oussedik une note sur le collectif : «Tout Algérien — y est-il écrit — devant se considérer comme au service de la lutte libératrice, le FLN décide la mobilisation sur place de certains avocats. Il décide en conséquence que toute responsabilité au sein du collectif doit revenir à un avocat algérien (…). Il sera responsable de ses actes vis-à-vis de la Fédération et du GPRA, et répondra de sa mission au même titre que tout Algérien investi par le Front d’une responsabilité.» Dès juin, Mourad Oussedik transmet son premier rapport : «La réorganisation du collectif s’est faite selon les instructions reçues dans les délais prévus et malgré les difficultés surgies du fait de la mort de Ould Aoudia(5). La défense est assurée d’une façon permanente par deux branches du collectif : l’une consacrée à la France, l’autre destinée à l’Algérie. Conformément à la note du 19 avril, le découpage géographique sera le suivant : pour la zone nord-est, dont la responsabilité incombe à Benabdallah, la défense est mise en place à Lille, Béthune, Valenciennes, Avesnes, Mézières, Charleville(6), Metz, Sedan, Nancy, Châlons-sur-Marne. Au total, une dizaine d’avocats collaborent pour couvrir cette zone. Ould Aoudia, assassiné peu après sa désignation, ses confrères s’occuperont de le remplacer sur la région parisienne aussi bien qu’à Caen, Rouen, Le Havre, où des avocats locaux acceptent d’assurer la défense. Enfin, la zone sud, à partir de Lyon, est confiée à Bendi Merad qui, avec l’aide de Boulbina à Marseille et d’une dizaine d’avocats français, représente le collectif dans la zone. Enfin un bureau de presse, sous la responsabilité de Jacques Vergès, est chargé de centraliser les informations recueillies par les avocats et de les porter à la connaissance de l’opinion publique par les moyens appropriés.» En cette fin de 1959, le collectif des avocats du FLN en France est déjà dans le collimateur. Pour l’instant, il est seulement l’objet des sarcasmes de la presse de droite. Plus tard, il sera la bête à abattre. Constamment sur la brèche devant tous les prétoires, il a organisé la campagne lancée après le meurtre d’Ould Aoudia et celle suivant le procès des étudiants algériens en France, permis la publication de La Gangrène, et coordonné l’information relative aux deux grandes grèves de la faim des détenus de juin et juillet 1959, contribuant ainsi à leur succès. Au procès des auteurs de l’attentat de Mourepiane, le collectif allait, le 19 janvier 1960, mettre en évidence la contradiction entre les thèses de l’accusation et l’application d’un droit d’exception que cette même accusation invoque à l’appui de ses prétentions. Dans sa lettre adressée par Jacques Vergès — cosignée par Maurice Courrégé et Michel Zavrian — au président du Comité international de la Croix-Rouge, 17 février 1960, Vergès écrit : «L’accusation reprochait à des Algériens d’avoir en tant que Français porté les armes contre la France au profit de rebelles algériens. Fidèles à notre devoir, avec vingt de nos confrères des barreaux de Paris, Lyon, Grenoble et Marseille, nous avons défendu nos clients sur le terrain même choisi par l’accusation. Nous avons montré au tribunal qu’il ne pouvait en même temps reconnaître à l’ALN sa qualité d’armée étrangère en guerre avec la France, et refuser aux membres de cette armée, algériens, leur nationalité algérienne.» On reproche à ces trublions de la barre d’enfourcher le code de procédure pénale, non pour contribuer à une «saine administration de la justice», mais pour «faire du cirque à l’audience». Vergès et ses compagnons s’en expliquent. Ces batailles de procédure sont indispensables car «la défense doit montrer encore comment la thèse coloniale aboutit sur le plan juridique à une monstruosité (…) parce que minée par des contradictions fondamentales : - ou bien les prisonniers algériens sont des malfaiteurs, il convient alors de leur réserver toutes les garanties légales accordées aux malfaiteurs à part entière. La répression devient alors impossible ; - ou bien il faut, pour les frapper vite, violer systématiquement la loi. C’est une monstruosité juridique. Ce fut pourtant la situation en Algérie, de novembre 1954 à mars 1956 ; - ou bien le gouvernement français fait appliquer aux Algériens une législation d’exception raciste, mais par cela même, il nie la thèse d’une simple opération de police dirigée contre des nationaux sur laquelle, pourtant, il fonde la compétence de ses tribunaux ; - ou bien le pouvoir exécutif et le Parlement, reconnaissant qu’il existe un conflit armé en Algérie et que l’Algérie n’est pas la France, ils doivent alors reconnaître aux prisonniers algériens le statut de combattants. - C’est à la défense, et c’est aux avocats qu’il appartient spécialement de dégonfler ces monstres juridiques : d’où l’importance caractéristique, dans ces procès, des batailles de procédure (…) qui consistent précisément à faire éclater l’absurdité des thèses successives de la répression judiciaire, à retourner contre elle ses propres armes pour la disqualifier.» Monstres juridiques accouchant de rejetons absurdes. Ainsi, au cours du procès du réseau Jeanson, deux journées, les 5 et 6 septembre 1960, sont consacrées à démontrer, avec force conclusions à l’appui, que le président était dans l’incapacité de savoir quelle langue pouvait bien parler l’accusé «français-à-part-entière» qu’il jugeait. De guerre lasse, il doit désigner trois interprètes : un de kabyle, un d’arabe dialectal et un d’arabe classique(7). Ces moyens de défense, qu’il s’agisse de fond ou de procédure, paraissent pourtant, avec le recul du temps, parfaitement sérieux. Ce n’est pourtant pas l’avis de la plupart des juristes de l’époque qui s’insurgent alors contre les méthodes du Collectif. On exige de faire taire ces «irresponsables», ces «aventuriers du barreau». Le «on» vise évidemment leurs confrères bien-pensants de gauche et d’extrême gauche. Aux yeux des avocats de droite, ce sont simplement des traîtres passés à l’ennemi, qu’il faut radier du barreau. Ils feront d’ailleurs circuler une pétition dans ce sens. Notons cependant que maître Isorni, l’avocat du maréchal Pétain, dont les conceptions politiques sont diamétralement opposées à celles des avocats du Collectif, refusera avec beaucoup de dignité de hurler avec les loups. De même Tixier-Vignancour, avocat de droite, qui défendit les généraux putschistes signera un texte demandant la libération des avocats arrêtés en raison de leurs opinions politiques. Et les coups ne vont pas tarder à pleuvoir. Jacques Vergès est expulsé d’Alger le 14 août 1959, Michel Zavrian le 20 décembre. Albert Schiano, du barreau de Marseille, est arrêté en décembre, condamné à sept mois de prison et radié. Benabdallah et Oussedik sont tous deux inculpés d’atteinte à la sûreté de l’Etat. Bien entendu, Vergès l’est également, de même que Zavrian, Courrégé et Beauvillard. Lorsque, plus tard, la défense elle-même sera mise en accusation et que les six avocats seront traduits devant le tribunal de la Seine, un de leurs jeunes confrères, dont la réputation grandit, soutiendra : «La réalité du procès, sa signification et sa portée s’inscrivent au-delà de la discussion sur ces points (…). Il s’agit moins d’obtenir la condamnation de certains avocats pris en tant qu’individus, que de miner enfin cette défense collective insupportable à la répression algérienne. Comme si le style, les procédés et la structure même de cette défense n’étaient pas commandés irrésistiblement par le système répressif lui-même. Collective, cette défense devait, par ses moyens mêmes, devenir purement politique, hors les incidents de procédure multipliés à l’extrême… La répression algérienne était commandée par une politique, les avocats devaient en toute occasion dénoncer celle-ci (…). Il est paradoxal aussi de voir la répression s’indigner de ce que la défense soit sortie des règles traditionnelles d’une justice, qu’elle a elle-même d’abord abolie et dégradée.(8)» Voilà ce que pensait avec lucidité Robert Batinder qui sera plus tard le ministre français de la Justice. 15 avril 1960. Dans son rapport d’activités, le responsable du collectif ne déborde pas d’optimisme. Le mot d’ordre aurait été donné pour que la presse fasse silence sur toutes les affaires concernant l’Algérie. Une série de grands procès a eu lieu. Aucun compte rendu dans les journaux malgré l’importance des affaires évoquées et leur durée (l’affaire de Marseille, celle de l’OS à Paris, le procès de Lille). Il semble que l’habitude prise et la banalisation des «événements d’Algérie» provoquent une apathie compréhensible du peuple français. Comment y remédier ? On va proposer de pallier ces difficultés sur deux plans. Celui de la structure et celui de l’information. Pour le premier, le collectif va se dédoubler en ce sens que chaque responsable se verra affecter un adjoint capable de prendre la relève en cas d’arrestation du précédent. Pour le second, l’on va «européaniser» la défense pour relancer le problème non plus sur un plan français, mais dans toute l’Europe. Déjà Serge Moureaux, Marc de Kock, André Merchies, Cécile Draps et quelques autres du barreau de Bruxelles avaient senti la justesse de la lutte du FLN et défendu les Algériens poursuivis en Belgique pour activités politiques. Ils étaient donc indiqués pour constituer un collectif belge d’appoint, susceptible d’intervenir même en France. Sur le plan de l’information, et partant du principe que la presse française reprend les nouvelles diffusées hors de France, une antenne du bureau de presse du collectif, installée dans un pays limitrophe, va fonctionner et demeurer en contact avec les journalistes étrangers tantôt à Bruxelles, tantôt à Genève. Elle mettrait en échec les consignes de silence données à la presse française par le gouvernement. Comme à son habitude et vu ses qualités en matière de communication, Vergès alimentera l’antenne. La répression s’accentue et, sous prétexte de réorganisation de la justice militaire et de modification du code de procédure pénale, les ordonnances du 12 février 1960 vont couvrir du manteau de la légalité toutes les pratiques illégitimes antérieures de la répression politique et judiciaire. Un autre signe de durcissement apparaît : l’augmentation régulière des condamnations à mort prononcées par les tribunaux militaires. C’est alors que germe dans l’esprit de Vergès l’idée géniale du procès de rupture opposé au procès de connivence. Au cours d’une réunion, il explique. Après une courte peine purgée, le militant libéré est très généralement détenu dans un camp d’internement, qui est aussi une privation de liberté. Autant donc profiter de l’audience en contestant le principe même de la loi invoquée par un procès de rupture, même si la méthode pousse de facto le juge à plus de sévérité. Bien entendu lorsque la peine de mort est encourue, la directive est de plaider les faits et tirer du dossier le maximum de circonstances atténuantes. Et même dans ce cas, Jacques Vergès va soutenir que dans le procès de connivence, les débats se déroulent poliment, la peine capitale est prononcée dans le calme, les médias en parlent peu, la grâce est rejetée dans l’anonymat, le couperet de la guillotine tombera sans faire de bruit, dans l’indifférence de l’opinion publique qui l’aura ignoré. Tandis que durant le procès de rupture, les incidents inévitables de procédure, les altercations entre défense et ministère public, relayés par une presse friande de tels affrontements, font que le procès ne se déroule pas dans l’atmosphère feutrée des audiences habituelles. Il aura éveillé l’attention du public. Et le plus souvent, avant de refuser la grâce, les détenteurs du droit y veilleront, d’autant plus que l’opinion publique aura été largement informée. Il faut du talent pour plaider efficace et Vergès n’en manquait pas. Comme l’écrivait Paul Valery : «Le talent sans génie est peu de choses. Le génie sans talent n’est rien(9).» L’idée géniale était d’inverser les rôles au débat judiciaire et de mettre, sinon la justice, du moins le ministère public en situation d’accusé. Vergès et ses compagnons du collectif estiment qu’il est temps que la défense soit basée sur des principes rigoureux. Ils écrivent : «La conjoncture politique actuelle paraît constituer un climat favorable pour faire basculer l’opinion du pouvoir et l’amener à la fin à admettre que les militants appartenant aux «groupes de choc» ou à l’OS sont des soldats. Ce revirement peut être aidé et accéléré, si le militant adopte l’attitude classique d’un soldat révolutionnaire. Cette attitude que nous définirons schématiquement doit être générale et quasi uniforme pour marquer les esprits. «Le militant ayant accompli une mission qualifiée d’infraction criminelle par la loi coloniale devrait : - décliner son identité, préciser son grade, dénier aux autorités policières et judiciaires françaises le droit de juger son action, invoquer la protection des conventions internationales de Genève, et alerter le Comité international de la Croix-Rouge ; - invoquer l’ordre de l’autorité légitime du GPRA ; - en second lieu, il est probable que cette attitude rendra plus scandaleuse, aux yeux de l’opinion française et internationale, l’exécution des condamnés à mort algériens ; - pour créer des conditions favorables à ce revirement d’opinion que nous évoquons plus haut, il serait souhaitable que le GPRA définisse d’urgence un statut du combattant algérien(10) qu’il rendrait public. Ce texte, qui serait utilement invoqué auprès des tribunaux français, hâterait la reconnaissance du statut de réfugié politique algérien dans les pays limitrophes de la France et faciliterait l’action internationale ; - à cet effet, le collectif considère qu’une nouvelle orientation de la défense est nécessaire et attend que vous lui précisiez la meilleure tactique à adopter en fonction des éléments d’appréciation que vous possédez(11). En Algérie, le collectif est amené à assurer la défense auprès des juridictions militaires d’exception qui ont poussé comme palmiers nains sur les Hauts-Plateaux algériens. Un exemple parmi d’autres des difficultés rencontrées sur le terrain : le 23 juin 1960 s’ouvre à Sétif, devant le tribunal permanent des forces armées, le procès de douze accusés. Au cours des dix jours d’audience, maître Nicole Rein, avocate, membre du collectif parisien, substituant maître Maurice Courrégé dans la défense des accusés Kharchi et Guiddoum, a pu faire établir plusieurs points : - la plupart des accusés avaient été torturés trente jours par l’électricité ; - un médecin a constaté les traces de sévices ; - les témoignages de l’accusation avaient été organisés par un commissaire de police ; - les services du commissaire Dieterich procèdent à de nouveaux interrogatoires pendant plusieurs semaines (le délai normal de garde à vue étant de quarante-huit heures ), avant de les présenter au juge d’instruction ; - M. de Verdilhac, commissaire du gouvernement, s’était vanté d’empêcher à l’avenir maître Courrégé, maître Vergès et maître Zavrian de plaider à Sétif : il avait même ordonné la saisie de leur correspondance avec leurs clients dont le secret est pourtant protégé par la loi ; - le 2 juillet au matin, le commissaire Lafarge, commissaire principal aux renseignements généraux, enjoint à un inspecteur contractuel de prendre contact avec maître Nicole Rein, au prétexte de lui fournir des renseignements intéressants sur l’affaire dont elle s’occupe. Il l’entraîne dans un guet-apens où deux individus tentent de l’assassiner. L’avocate reconnaît l’un des policiers rencontré à l’hôtel de France où elle était descendue ; - le 5 juillet, maître Courrégé, qui a pu se dégager de ses obligations professionnelles à Oran, se présente à la barre du tribunal pour assurer la défense de ses clients. En sa présence, et malgré son opposition et celle des accusés, des avocats d’office sont commis. Ceux-ci refusent de défendre Kharchi et Guiddoum. - Le 6 juillet, Courrégé demande, par conclusions, un supplément d’informations. Les conclusions sont rejetées. - le 7 juillet, après avoir, dans la chambre du conseil, refusé de serrer la main de maître Vergès, en présence du bâtonnier de Sétif, le commissaire du gouvernement de Verdilhac requiert à l’audience publique un an de suspension ferme contre maître Vergès, menaçant le tribunal de quitter son siège, si l’avocat n’était pas aussitôt condamné. Pendant cette même journée du 7, et au même instant, au monument aux morts, le préfet et le général commandant la zone s’associent à la protestation des policiers locaux contre la présence des avocats parisiens au tribunal permanent des forces armées de Sétif ; - le 9 juillet, maître Courrégé et maître Vergès sont expulsés d’Algérie. Vergès est suspendu par jugement de défaut. Nicole Rein n’est ni entendue ni confrontée à ses agresseurs. Kharchi et Guiddoum sont condamnés à mort. L’audience est levée. Justice est rendue. Dans la lettre du 17 février 1960 que nous avons évoquée plus haut, Jacques Vergès ajoutait : «Avec les confrères qui acceptaient comme nous cette tâche, nous avons voulu, sans souci des menaces précises, réitérées, anonymes, officieuses ou officielles(12), malgré les préjugés, les intérêts et l’horreur de cette guerre, que les accusés, quels que soient la qualification appliquée à leurs actes et le mépris dans lequel certains voudraient tenir leur idéal, puissent trouver, en face d’eux, des visages qui ne soient pas seulement ceux des juges, des procureurs, des policiers, des soldats et des bourreaux.» Ils trouvèrent effectivement auprès de cette centaine d’avocats des défenseurs dévoués, devenus souvent amis engagés et parfois frères de combat, pour la préservation de la dignité humaine dans l’acceptation de la liberté des peuples. Malgré les menaces qui n’ont jamais cessé de planer sur sa tête, le collectif, conformément à la mission impartie, va poursuivre et amplifier la lutte politico-juridique de la dénonciation de cette guerre absurde et des horreurs qu’elle charrie. Le bureau de presse dont Vergès est la cheville ouvrière se dépense sans compter. Il va fournir aux revues telles que Les Temps modernes, ou à des périodiques comme Vérité et Liberté, ou Témoignages et Documents, la lettre de la Croix-Rouge internationale demandant l’ouverture des charniers de la villa Sésini et de la Corniche à Alger, de la Cité Ameziane à Constantine, des documents inédits sortis clandestinement des camps de Bossuet et de Paul-Cazelle en Algérie. La Gangrène est diffusée sur le plan international. Elle est traduite en anglais, en allemand, en suédois, en arabe et en hongrois. Epuisée en France, la brochure est réimprimée en Suisse. D’importants extraits sont publiés dans divers journaux américains. Le bureau publie le Droit et la Colère, La Défense politique(13) ; Nuremberg pour l’Algérie provoque aussitôt l’inculpation de ses auteurs et sa saisie(14). Un Nuremberg bis est aussitôt publié et transmis à Belgrade, à New York, au Mali. La revue Révolution de Cuba reproduit le numéro bis dans son intégralité. Le bureau rassemble toute la documentation qui permettra à Paulette Péju de publier, chez Maspero, les Harkis à Paris, livre qui sera bien entendu saisi ; Marcel Péju publie de son côté des extraits de la sténographie du procès du réseau Jeanson. Lanzman rassemble, dans Les Temps modernes, en un article retentissant intitulé «L’humaniste et son chien», les informations fournies par le bureau de presse. Le bureau belge, de son côté, assure l’essentiel des travaux de préparation des deux colloques juridiques sur la guerre d’Algérie, tenus à l’initiative de la Fédération, les 18 et 19 mars 1961 à Bruxelles, et les 2, 3 et 4 février 1962 à Rome. Jusqu’au cessez-le-feu, la lutte de l’émigration va s’intensifier, la répression durcir et grossir la détention algérienne. Aussi la douzaine d’avocats des années 1957-1958, attelée à une tâche de plus en plus lourde, va faire appel à tous les confrères de bonne volonté pour renforcer ses rangs. Le collectif finira par compter une centaine d’avocats, qui consacreront tout ou partie importante de leur temps à la défense des militants(15). Ainsi ont plaidé : - à Paris : Beauvillard, Nahori, Glayman, Schulmacher, Lombrage, Pamier (surtout à Caen), Epelbaum, Viala, Souquière, Colombier, Likier, Lenoir, ainsi que six avocats du PSU ; - à Lyon : Cohendy, Berger, Delay, Bouchet, Régine Bessou, André Bessou, Bonnard ; - à Grenoble : M. et Mme Mathieu-Nantermoz ; - à Marseille : Bernus, Gouin, Simon, Soigneren (à Grasse) ; - à Avignon : Coupon et Serre ; - en Belgique : Moureaux, de Kock, Draps, Merchies, Lallemand ; - pour le Nord-Est : Zavrian, Tchang-Charbonnier, Portalet, Bellanger, Waro, Fenaux, Humbert, Roger, Netter ; - à Versailles : Marie-Claude Radziewski, Nicole Rein et Bouchard ; - en Algérie : Courrégé, Mme Courrège, de Felice, Jeager, Moutet, Aaron, Poulet, Routchewski, Allepot, Wallerand et bien d’autres encore qui apportaient leur aide occasionnelle. Ainsi pendant des années, des avocats français ont assuré, en France et en Algérie, pour le plus grand honneur du barreau, la défense de dizaines de milliers d’Algériens qui leur ont accordé leur confiance. Ce n’est pas, alors, l’avis des services de police qui se demandent si leurs agissements «n’outrepassent pas le libre exercice des droits de la défense et s’ils ne constituent pas plutôt, par l’aide et l’assistance qu’ils apportent au FLN, une atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat». Pour ces mêmes services, «la dépendance sous laquelle des avocats se sont placés vis-à-vis du FLN pose problème de savoir s’ils peuvent être considérés encore comme auxiliaires de la justice ou de ceux qui sont en lutte contre la France(16). Au moment où, précisément, la journée écoulée du 19 mars donne lieu de la part de certains à une guerre des mémoires, au moment où les plaies cinquantenaires devraient être pansées puis cicatrisées, l’engagement, les périls encourus, les sacrifices consentis par les avocats du collectif, dont plus d’une vingtaine ont été, il y a quelques années, dans ce même lieu, décorés de la médaille de la reconnaissance, ces avocats auront été en fait symboles de la compréhension et artisans de la réconciliation de part et d’autre de la Mare Nostrum. Dans ses Mémoires de guerre, le général de Gaulle écrivait : «Je parle. Il le faut bien. L’action met les ardeurs en œuvre. Mais c’est la parole qui les suscite.» La parole de nos avocats n’a pas suscité l’action du 1er Novembre. Elle l’a explicitée et justifiée sur le plan du droit naturel des peuples de décider de leur destin. Parmi eux, la voix de Vergès aura été des plus sonores. Et pour revenir au binôme salaud magnifique, nous en avons, certes, peu développé le premier terme. «Salaud»... parfois, puisqu’il n’a guère épargné ses amis de la guerre d’indépendance, les traitant de «potiches» durant la décennie noire. «Magnifique»... toujours, par la puissance de son verbe, le brio de ses répliques et le panache de ses discours. …. Et pour longtemps encore, aux yeux de ceux qui l’ont côtoyé. Je vous remercie de votre attention.

A. H. Discours à l’occasion de la Journée nationale de l’avocat. Hôtel Aurassi - Lundi 23 mars 2015.

(1) Blaise Pascal - Pensées 1669.

(2) Dominique Schneider. Le Corps principal.

(3) Entretien avec maître Vergès, 8 juin 1984.

(4) C’est ce qu’exprime parfaitement Jean-Marie Domenach : «Quand on empêche les gens de voter, de parler, d’écrire comme ils l’entendent, ils finissent toujours par prendre le fusil.» Revue Esprit, 1955.

(5) Amokrane Ould-Aoudia, l’un des premiers membres du collectif, a été en mai 1959 abattu dans son cabinet, très vraisemblablement par les services spéciaux français au moyen d’un révolver silencieux. Sept autres avocats, membres du collectif, Michèle Beauvillard, Marie-Claude Radzieswki, Benabdallah, Courrégé, Oussedik, Vergès et Zavrian, recevaient également des menaces de mort. Voir l’article de France-Soir, 23 mai 1959.

(6) A partir de 1960, ces juridictions seront confiées au collectif belge, en particulier à Maîtres Moureaux, Merchies et Cécile Draps.

(7) Récit de ce procès dans Les Porteurs de valises d’Hervé Hamon et Patrick Rotman, éditions Albin Michel, 1979 et éditions du Seuil, coll. «Points Histoire», 1982.

(8) L’Express, 16 novembre 1961.

(9) Mélange - Gallimard - 1941.

(10) En majuscules dans le texte du rapport.

(11) Rapport de la réunion du Collectif du 3 juillet 1960 adressé par «Belley» (Belkaïd ) à «Alain» (Haroun) et destiné au Comité fédéral. Celui-ci ne pouvait, sur ce point, prendre une décision qui dépassait sa compétence. Aussi cette proposition fut-elle adressée in extenso au GPRA, qui, pour des raisons que l’on ignore, n’a jamais promulgué les textes que l’on espérait. (12) Elles s’étaient déjà traduites, au moment où cette lettre fut écrite, par : un assassinat, une arrestation suivie d’une radiation, deux internements au camp, une dizaine d’expulsions.

(13) Dont J.F Held du journal Libération dira : «Le titre est un programme, il définit la manière d’un groupe de jeunes avocats aux idées et à la conduite discutées mais incontestablement courageuses.»

(14) Vergès, poursuivi pour atteinte à l’intégrité du territoire, revendique devant le juge d’instruction sa responsabilité par une lettre du 10 juillet 1961 qui est un terrible réquisitoire contre la violence dont sont victimes l’Algérie et l’Afrique tout entière.

(15) Les honoraires étaient, en 1961, de 20 000 à 150 000 anciens francs par mois pour un avocat consacrant une partie ou la totalité de son temps au collectif. Leur modicité fait litière des accusations de la presse de droite ou du rapport de la DGSN du 2 mai 1960, selon lequel les avocats étaient mus par un unique intérêt matériel.

(16) Rapport de la DGSN, 2 mai 1960. Source de cet article : http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2015/03/26/

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commentaires

B
Maître Raymond DUSSARGUES du Barreau d'Alès fut un des défenseurs des patriotes algériens du bassin minier des Cévennes.(Voir: " Bernard Deschamps, "Le Fichier Z, essai d'histoire du FLN algérien dans le Gard"
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D
Merci pour cet article .
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P
J'apprécie votre blog, n'hésitez pas a visiter le mien.<br /> Cordialement
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