NOUVELLES GUERRES, La Découverte, septembre 2014. Voici un ouvrage qui contribue à modifier et enrichir notre regard sur le monde actuel. Sous la direction de Bertrand Badie, professeur des universités et de Dominique Vidal, historien et journaliste, il réunit 31 contributions rédigées par des universitaires et des journalistes, ainsi qu’une remarquable cartographie et de précieuses annexes. Regroupées en trois chapitres: 1/Enjeux. Quelles guerres au XXIe siècle ? 2/Acteurs. Institutions, armes, victimes. 3/ Théâtres, conflits régionaux (Ukraine, Caucase, Cachemire, Irak, Syrie, Centrafrique, Congo…), ces études de spécialistes de diverses disciplines s’efforcent de répondre à la question : en quoi les guerres actuelles sont-elles nouvelles ? Le concept de « guerres nouvelles », ou « guerres irrégulières » né après l’implosion de l’Union Soviétique et la fin de la « guerre froide » a été formalisé pour la première fois par une auteure états-unienne, Mary Kaldor en 1999 dans New and Old Wars à partir du constat que « Le paysage guerrier change. »(P.16). Mais selon plusieurs auteurs : « …l’argument de la nouveauté ne résiste pourtant pas à l’étude statistique dans la longue durée, entre 1816 et 1997 […] La guerre irrégulière en tant que procédé tactique est sans aucun doute aussi ancien que la guerre elle-même»(P. 43) et de rappeler les Eburons contre Jules César, la Vendée en 1796, l’Algérie en 1836, etc… Par contre : « Depuis la disparition de l’Union Soviétique, la perspective d’une guerre contre une puissance majeure passe au second plan. Les missions militaires semblent devoir désormais se limiter à des interventions relativement ponctuelles, sur des théâtres souvent éloignés et contre des forces très inférieures et beaucoup moins bien équipées.»(P. 119) Certains en concluent, à mon sens, un peu vite : «La grammaire westphalienne s’essouffle.»(P. 42), «…la guerre entre Etats, fondatrice de la modernité politique européenne, semble devenue obsolète.»(P. 53) Cet avis est sans doute un peu trop optimiste quand on songe aux rivalités territoriales à propos de l’Arctique (P. 74) ; aux cyberconflits en progression (P.112) ; aux tensions qui se développent entre grandes puissances en raison de la raréfaction des sources d’énergie ou…à la situation en Ukraine (P. 181). Cependant, comme l’analysent plusieurs auteurs : « La quasi-totalité des guerres aujourd’hui sont intraétatiques. »(P.16). « Les conflits infraétatiques sont beaucoup plus nombreux que les affrontements interétatiques. » (P. 33) S’agit-il d’une « nouvelle barbarie » ? Ces conflits sont-ils d’origine ethnique ou religieuse ? L’unanimité semble se dégager pour affirmer que si ces conflits ont souvent une coloration religieuse ou ethnique, depuis la chute de l’URSS et le « remplacement du débat politique et idéologique par un débat identitaire. », « La polarisation identitaire est plus souvent une conséquence qu’une cause des guerres. » (P. 131) Les causes de ces conflits sont multiples, voire « complexes » (P.25). Elles trouvent, le plus souvent, leur origine dans une : «…articulation forte entre des pathologies sociales douloureuses et une compétition politique extra-institutionnelle. » (P.16) Pour certains, « La désintégration institutionnelle serait le facteur déterminant des guerres civiles contemporaines.»(P.34). Cette thèse « occidentale » de « l’Etat fragile » ou de « l’Etat failli » et son incapacité « à honorer le contrat social qui l’a fondé.»(P.34) doit être fortement nuancée. « La trop grande dépendance d’un Etat envers une seule ressource naturelle (diamants, or, cobalt, bois, …) constitue un facteur de déstabilisation…» (P.33) Certains facteurs topographiques ont leur importance : le désert de «l’arc sahélien» (P.40); le « coût des transports en Centrafrique.» (P.40) On pourrait y ajouter les effets sur le long terme du pillage colonial. «La libéralisation de certaines économies et/ou leur ébranlement sous l’effet de la mondialisation conduisent des populations entières sur le sentier de la guerre.» (P.61). A partir de l’étude de la situation des Touaregs au Mali : «… c’est bien la conjonction d’une fragilité institutionnelle avec une absence de prise en charge des besoins économiques et sociaux primordiaux des populations locales touarègues qui constitue le terreau de l’affrontement armé.»(P.37) L’origine des conflits contemporains serait-elle donc uniquement interne aux Etats ? Les observateurs notent la malfaisance des « entrepreneurs de violence »(P.39), « des entrepreneurs politiques qui jouent la carte de l’identité.». Ce sont parfois des « Etats limitrophes» avec un objectif sécessionniste (Grands Lacs) (P.40); de grandes entreprises privées au « rôle prédateur »(P.19) ou de grandes puissances étatiques dont « L’intervention […] militaire extérieure complique la nature des conflits. » comme en Irak, en Afghanistan ou en Libye…Plusieurs auteurs notent que ces phénomènes sont « lié(s) à des dynamiques néolibérales globales. » La forme de ces guerres change par rapport à celle des guerres interétatiques et cet ouvrage bien documenté étudie les armes nouvelles à l’œuvre (si je puis m’exprimer ainsi). Les armes légères prennent le pas sur les matériels sophistiqués. 875 millions d’armes légères sont en circulation dans le monde et leur vente connait une progression exponentielle par l’intermédiaire de réseaux légaux ou illégaux (P.93). Les Etats-Unis, la Russie, la Chine, Israël qui est passée devant la France, sont les principaux exportateurs d’armes. Parmi les matériels nouveaux, les drones moins chers que les avions de chasse et plus proches du terrain connaissent un essor sans précédent, notamment depuis l’élection d’Obama. Le Renseignement mue également au profit du « renseignement d’origine technique»(P.105) avec des risques accrus pour la vie privée et les libertés. Les cyberattaques deviennent une réalité préoccupante. (P.112). Un des aspects marquants et des plus inquiétants de ces mutations est la privatisation des guerres. Les milices privées se développent et « Disposant de moyens comparables à ceux des Etats, les sociétés militaires privées surclassent désormais les armées nationales […] Les firmes privées paraissent mieux adaptées que les armées étatiques pour évoluer dans la nouvelle géopolitique de la violence. »(P.127). Les Etats sont inaptes à les contrôler.(P.128) Deux articles importants sont consacrés dans ce contexte géopolitique nouveau, l’un au droit international en vigueur qui est ambigu; l’autre au rôle des médiateurs de Paix qui met notamment en lumière l’action d’un grand diplomate algérien, Lakhdar Brahimi, auteur en 2002 de la notion "d’application du principe d’appropriation locale aux missions de paix », malheureusement peu respectée par certaines agences de l’ONU. (P.163) J’emprunterai la conclusion de ce papier à mon ami Dominique Vidal :
« …seules une rupture avec les logiques économiques, sociales et politiques en vigueur, une transition accélérée vers un monde multipolaire qui se dessine et, bien sûr, la réforme, voire la reconstruction qui en découle de l’architecture internationale, à commencer par les Nations Unies, serait de nature à assurer la Paix. Mais on en est loin, très loin. » (P.32)
Procurez-vous cet ouvrage, sa lecture est stimulante.
Bernard DESCHAMPS
27 février 2015.