Quand le verbe devient action Assia Djebar, l'écriture, le cinéma …
Assia Djebar, la grande Dame de la littérature algérienne nous a quittés avec la discrétion dont elle s’est toujours entourée. On la savait malade et diminuée depuis quelques années. On espérait que son immense talent soit reconnu par un prix Nobel. Mais elle n’a trouvé aucun soutien pour prétendre accéder à sa haute distinction. Depuis son admission à l’Académie française, elle a été un peu reléguée vers l’oubli, comme si son génie ne pouvait s’accommoder de la médiocrité culturelle ambiante et dominante. Personne pourtant ne pourrait donner des leçons de patriotisme à Assia Djebar, militante de la première heure et collaboratrice du premier journal algérien El Moudjahid pendant la guerre de libération. A l’école normale supérieure de Sèvres, c’est elle qui a entraîné certaines de ses collègues françaises dans les actions de soutien de la Fédération de France du FLN. Pour chasser toute ambigüité sur ses engagements, Assia Djebar déclarait le 22 juin 2006 lors de son Discours d’admission à l’Académie française : « L’Afrique du Nord, du temps de l’Empire français, — comme le reste de l’Afrique de la part de ses coloniaux anglais, portugais ou belges — a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses naturelles, déstructuration de ses assises sociales, et, pour l’Algérie, exclusion dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire, et la langue arabe dont la qualité poétique ne pouvait alors, pour moi, être perçue que dans les versets coraniques qui me restent chers. — Mesdames et Messieurs, le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie ! Une plaie dont certains ont rouvert récemment la mémoire, trop légèrement et par dérisoire calcul électoraliste. En 1950 déjà, dans son « Discours sur le Colonialisme » le grand poète Aimé Césaire avait montré, avec le souffle puissant de sa parole, comment les guerres coloniales en Afrique et en Asie ont, en fait, « décivilisé » et « ensauvagé », dit-il, l’Europe ». Assia Djebar n’a pas attendu l’Académie française pour devenir immortelle même si avant cette consécration, elle n’a pas eu souvent l’occasion d’être fêtée par les siens. Dans une interview parue dans un grand quotidien national, Assia Djebar avoue avoir longtemps hésité avant d’accepter l’offre de Pierre Nora de parrainer son entrée à l’Académie : «En France, je suis considérée comme trop nationaliste et je ne possède pas de partisans dans le milieu littéraire français. En Algérie, je craignais de paraître non pas comme écrivaine francophone mais plutôt comme écrivaine française." Cinquante ans après avoir été la première femme algérienne à être admise à l'école normale supérieure, elle est devenue l'une des premières femmes (tout court) à entrer à l'Académie. Cette distinction récompensait plus d’un demi-siècle de lutte personnelle et d'obstination à écrire pour exister, pour exprimer « le trop lourd mutisme des femmes algériennes ». Elle publie son premier roman « La Soif » en 1957, avant de suivre son époux à Tunis où elle rédige des enquêtes pour El Moudjahid, manifestant ainsi son engagement aux côtés de l'Armée de Libération et au service de la cause nationale qui représente une quête quasi-obsessionnelle dans l’ensemble de son oeuvre. Ecrire en Français ne signifie pas abandonner ses convictions. L’auteure s'est au contraire entêtée à servir modestement l'Algérie, comme enseignante, comme chercheur et comme artiste. Cette obstination, avoue-t-elle, l'a laissée en proie à un immense sentiment de solitude. « Avec ou malgré la langue dite « étrangère », j'avais à poser sur mon pays, toutes les questions. Sur son identité, ses plaies, sur ses tabous ... et sur la dépossession coloniale. » L'auteure ajoute : « j'avais à me saisir de la langue française entrée avec les envahisseurs et à l'essorer, à la secouer devant moi de toute sa poussière compromettante. » Il me semble que cette phrase résume bien comment s'est mise en place la défaite annoncée des spoliateurs lorsque les premiers Algériens se sont emparés de leur langue pour en faire une arme. Avant de recourir à la caméra pour étendre ses moyens d’expression, Assia Djebar n’avait pas écrit de roman depuis dix ans, comme si les mots écrits s’étaient trouvés suspendus à ce dur désir de dire et de montrer les femmes dans l’engrenage de l’Histoire et de la parole confisquée. Elle avait résolument décidé de faire converger son obstination vers le cinéma. Sans doute l'écrivaine et la femme ont-elles senti la limite des mots et le désir concomitant de faire parler ses protagonistes tout en leur donnant enfin un corps et par delà l’apparence charnelle, une âme ; par la grâce du miroir magique qui dort dans une caméra et qu'une lanterne tout aussi magique peut soudain ressusciter et éclairer à chaque confrontation avec un public. Ce miracle s'appelle le cinéma. Je dirigeais à l’époque le département de production à la RTA et elle se battait pour faire ce film qu'elle portait comme un enfant mage. Avec pour seuls alliés deux hommes (le regretté Monsieur Laghouati qui présidait aux destinées de la RTA à l’époque et moi-même) face au tir de barrage de beaucoup d'autres qui venaient protester contre le fait qu'une romancière sans passé de cinéaste puisse avoir le droit de faire un film. On pouvait toujours répondre « voyez Marguerite Duras ». Mais comment expliquer la différence entre le statut de cinéaste et l'art de montrer, entre la stérilité analphabète et l'apport de la créativité littéraire au septième art ? J'ai même vu un obscur « Doctoure » à la fac d'Alger venir réclamer son droit à faire un film, « comme Assia Djebar » précisait-il. Il n’aurait jamais eu l’idée de le faire s’il n’avait trouvé outrageant que la télévision nationale fasse confiance à cette enseignante, dont il feignait d’ignorer qu’elle avait la magie des mots. Il m'est souvent arrivé de dire et d'écrire que « La Nouba des Femmes du Mont Chenoua » est avec « Nahla », le film le plus intelligent et le plus prégnant d'idées cinématographiques que le cinéma algérien ait jamais produit. Enfin une écriture littéraire mais avec des images de mots étouffés. Les mâles qui avaient exprimé leur haine contre cette expression libre d'une femme d'esprit, ceux-là allaient en avoir pour leur bave. Le seul homme du film est un impotent cloué sur sa chaise roulante, dans un monde où s'ébattent des fillettes et des femmes mûres, ondulant sur la vague de liberté qui s'achève avant la puberté et recommence après la ménopause : à l'âge où le mâle lâchement se disloque devant l'image vertueuse de sa mère. Une seule femme valide entre ces deux âges. Elle est à la fois l'épouse de l'invalide (à l'amour) et reflet fidèle de l'écrivain qui prend du recul comme pour mieux contempler le monde des femmes et le handicap de l'homme. Le film a été diffusé une seule fois dans l'émission « Téléciné Club » que je produisais alors. Ce soir là, Assia, terrorisée par les déferlements de haine dont elle se sentait sourdement l’objet, avait préféré s'abstenir. On attendait cinq invités. Tous déclinèrent du haut de leur lâcheté. Un seul d'entre eux viendra, c'était le grand et regretté Abdelhamid Benhadouga qui a tenu à manifester son soutien et son admiration à sa consœur à qui il voulait manifester son respect. Le lendemain, la presse (militante et autoproclamée) et les milieux spécialisés autour de l’entourage de l'Alhambra, persiflaient et se moquaient. La cinéaste en fut ulcérée. Elle précise que lors du Festival de Carthage en 1978, « des réalisateurs algériens avaient tout fait auprès des responsables tunisiens pour disqualifier son film malgré la grande admiration qu’a montrée Fatène Hamama, présidente du Festival, pour cette œuvre ». Peu de temps après, je montrais à Alger le film à Carlo Lizzani, grand cinéaste du néoréalisme italien et nouveau président du festival de Venise. Enthousiaste, il sélectionne « La Nouba des Femmes du Mont Chenoua » à la compétition officielle. En septembre 1979 et devant un public italien sublime et enthousiaste, le film remporte le prix de la critique, le seul à avoir été décerné cette année là par les journalistes. Le lendemain de la projection lors des deux heures qu’aura duré la conférence de presse face à une salle pleine, les éloges ont été unanimes. L’histoire d’amour entre le public italien artiste et l’écrivain/cinéaste avait commencé. Elle se poursuivra plus tard avec les filles d’Ismaël. Dans une lettre qu’elle m’a adressée le 14 septembre 1979, Madame Assia Djebar m’écrivait : « J’avoue que cette distinction à laquelle je ne m’attendais pas, m’a fait chaud au cœur. Surtout après cette longue année de « contestation » algérienne sur le film. Cela me paraît être une réparation de Carthage. Nous l’avons bien mérité ». Après bien des romans, dont « Les Enfants du Nouveau Monde » ou « Femmes d'Alger dans leur Appartement » qui fait référence déjà à l'image iconographique et à Delacroix, elle a décidé de faire converger son obstination vers le cinéma. Alors même que le film était en post-production, l’auteur retrouve le plaisir d’écrire. Elle publie « Femmes d’Alger dans leurs Appartements » qui fait largement référence à l'image iconographique et à Delacroix. Plus tard, elle reviendra longuement sur ses souvenirs de cinéaste dans « Vaste est la Prison ». L'année suivante, Assia Djebar entame la préparation d'un second film, cette fois entièrement basé sur des documents d'archives. La recherche historique et le texte littéraire se rejoignent et éclipsent la représentation. « La Zerda, ou les Chants de l'Oubli », est un travail accompli sur la mémoire. Le film s'est d'abord intitulé « Maghreb, les Années Trente » parce que l'auteur s'est avant tout intéressée à ces zerdas et à ces fantasias organisées par les forces coloniales avec des Algériens trainés pour faire la claque lors des visites des hommes politiques français dans les trois pays du Nord du Maghreb. Pour ce film, comme pour le précédent et eu égard à son statut, Assia Djebar a bénéficié d'une totale liberté d'action tant en termes de délais (et ils furent assez longs) que de moyens car toutes les archives ont été achetées par la RTA auprès de Gaumont ou de Pathé au prix fort, et le montage s'est fait entièrement à Paris. Mais c'était une période où la qualité l'emportait largement sur les considérations matérielles, bien que l’argent fût infiniment moins disponible qu’aujourd’hui, faut-il le préciser ? De nouveau une grande, une immense satisfaction de notre part, les producteurs, pour avoir modestement contribué à soutenir la recherche et l'intelligence. Ce qui n'avait pas, et n'a toujours pas de prix. La télévision algérienne peut être fière d'avoir produit ces deux œuvres. Il convient tout de même de signaler que les obstacles n’ont pas manqué de se dresser devant Assia Djebar au cours de la production et de la diffusion du film. Le directeur de la télévision de l’époque avait réclamé des changements dans la terminologie utilisée par l’auteure. Le directeur du festival de Berlin le fameux Ulrich Grégor, avait beaucoup aimé le film et demandé à programmer « La Zerda » dans la compétition. Il s’était engagé à tirer une copie cinéma et à prendre en charge le sous-titrage en Allemand et en Anglais. Mais après la note adressée par le directeur de la Télévision au Directeur général, faisant part de ses « réserves » sur le film, les responsables de la RTA ont décidé de s’opposer à la participation du film au Festival de Berlin. Cet épisode a marqué également la fin d’une assez longue période de relative liberté d’expression dans la production filmique si riche à l’époque à la télévision algérienne. Mais depuis, comment expliquer que ces deux films n'aient jamais été rediffusés depuis 30 ans ? Dans tout autre pays, l'admission d'un auteur national à l'Académie française aurait entrainé la rediffusion des deux films pour monter notre fierté de voir une Algérienne consacrée internationalement. Ailleurs oui, mais pas encore chez nous. On peut y voir une première réaction de négation de ce type de travail et on peut imaginer aisément que l'auteure s'est sentie rejetée par la suite, victime d'un oubli délibéré et coupable. Assia Djebar a tenté vainement de poursuivre sa carrière cinématographique Elle ajoute dans l’interview citée plus haut : « "J’ai souhaité allier l’écriture littéraire et le cinéma comme le suédois Ingmar Bergman et l’italien Pasolini. Mais des entraves ont été dressées devant moi. Le seul qui m’a aidée lors de la réalisation de La Nouba des femmes du Chenoua c’était Ahmed Bedjaoui ». Malheureusement, j’ai du quitter la RTA en 1985 lors de sa déstructuration et je ne pouvais plus rien pour aider des talents comme ceux de Assia Djebar ou de Farouk Beloufa. Dans son discours d’admission à l’Académie française le 22 juin 2006, elle déclarait : « J’aurais pu être, à la fin des années 1970, à la fois cinéaste de langue arabe, en même temps que romancière francophone. Malgré mes deux longs métrages, salués à Venise et à Berlin, si j’avais persisté, à me battre contre la misogynie des tenants du cinéma d’état de mon pays, avec sa caricature saint-sulpicienne du passé, ou ses images d’un populisme attristant, j’aurais été asphyxiée comme l’ont été plusieurs cinéastes qui avaient été sérieusement formés auparavant. Cette stérilité des structures annonçait, en fait, en Algérie, la lame de fond de l’intolérance et de la violence de la décennie quatre-vingt-dix. J’aurais donc risqué de vivre sourde et aveugle en quelque sorte, parce qu’interdite de création audiovisuel. » Léonor Merino Garcia écrit à, propos de « la Nouba » : Chaque fois que la femme prend la parole, la caméra s’arrête et la voix remonte le temps. Ce film, à côté de Nahla de Farouk Beloufa sur un texte de Rachid Boudjedra, est une des idées cinématographiques la plus intelligente et la plus brillante du cinéma algérien ». A propos des ces trois années, Assia Djebar déclarait en 2000 lors de la remise d'un prix des éditeurs allemands : « Ce fut seulement à cette époque que j'ai pu travailler et créer en osmose avec les miens... Ce furent les deux ou trois années les plus heureuses de ma vie : chercher vraiment à connaître ses lieux de mémoire, devient se reconnaitre, en somme se retrouver ». Elle m’avait avoué que c’est en pensant à ces années qu’elle avait écrit « Oran, ville morte ». Que dire du fait que ce recueil de nouvelles traitant des femmes et de la décennie noire, n’ait pas tenté un cinéaste, tout comme tout le reste de sa production ? Comment, en effet, ne pas voir ce bonheur éclater en lumière dans l'espace et dans le temps lorsqu'on lit ce qu'elle a écrit après cette riche expérience cinématographique. Dans « l'Amour la Fantasia » on devine encore la Zerda et « Ombres sultanes » a la marque d'une écriture sublimée et enrichie par la mise en scène filmique. Je crois fermement pour ma part, que c'est une nouvelle Assia Djebar qui est née des années cinéma et ce n'est pas le fait du hasard si elle est toujours citée comme écrivaine ET cinéaste, même si elle n'a plus tourné depuis un quart de siècle. "Depuis que j’ai réalisé le film ‘’La Nouba’’, ma manière d’écrire a changé. J’ai alors appris comment écouter les femmes algériennes. J’étais étonnée de la manière dont certaines femmes utilisaient la langue berbère quand il s’agit de narrer l’assassinat de leur mari ou de leur frère pendant la guerre de Libération. Je me suis alors mise à l’évidence qu’il existe une langue pour exprimer ses pensées et une autre pour exprimer ses émotions. La langue française me permet d’exprimer mes pensées, tandis que le berbère et l’arabe constituent l’espace des émotions et des sensations", soutient Assia Djebar. L’auteure et cinéaste a présenté par la suite plusieurs projets de films aux autorités algériennes pour être financés, mais en vain. Un de ces films se trouve être une adaptation du livre de Fadhma Ath Mansour Amrouche ‘’Histoire de ma vie’’. Déjà, dans une interview datant du début des années 1990, la fille de Taos Amrouche, Laurence Bourdil, avait fait état d’un tel projet. En 1987, Assia Djebar fait une nouvelle tentative pour revenir à la réalisation en présentant un projet ambitieux consacré à Youssef Essedik, dans lequel elle tentait de montrer comment la beauté de Youssef avait mené au voile des femmes dans la tradition Abrahamique. Ce projet a été étouffé dans l'œuf par les autorités culturelles et politiques de l'époque. En 2003, Assia Djebar connait la même mésaventure malgré l'enthousiasme qu'elle a manifesté à renouer avec son pays. Sollicitée par l'Année de l'Algérie en France, elle propose de produire son opéra « Les Filles d'Ismaël ». Après avoir cru à cette proposition, son projet est brutalement arrêté après des mois de préparation. De nouveau Assia Djebar se voit exclue sans autre forme d'égard et pour les mêmes raisons qu'en 1987. On comprendra mieux l'amertume discrète et retenue d'une grande dame davantage reconnue ailleurs que chez les siens. Pour l’avoir bien connue, je peux témoigner ici qu’Assia Djebar était une musulmane pieuse et attachée aux valeurs de sa religion. Historienne ancrée dans son culte, elle n’a cessé de s’intéresser à l’histoire des femmes en Islam, en particulier à l’époque qui a suivi la révélation du Saint Coran. Puisse Dieu l’accueillir en son vaste paradis.
Ahmed Bedjaoui